Présentation issue de l’ECHO n° 40 (octobre 2003)
" Voulant conserver à la France le domaine de Chantilly dans son intégrité, avec ses bois, [...], ses édifices et ce qu’ils contiennent, trophées, tableaux, livres, archives, objets d’art, tout cet ensemble qui forme comme un monument complet et varié de l’art français dans toutes ses branches et de l’histoire de ma patrie à des époques de gloire, j’ai résolu d’en confier le dépôt à un corps illustre [...] qui, sans se soustraire aux transformations inévitables des sociétés, échappe à l’esprit de faction, comme aux secousses trop brusques, conservant son indépendance au milieu des fluctuations politiques « . C’est en ces termes que le duc d’Aumale, dernier propriétaire privé du château de Chantilly, cinquième fils du roi Louis-Philippe, héritier des biens de la longue lignée des princes de Condé, lègue dans un testament olographe de 1884 le fleuron de ses biens à l’Institut de France. Les archives y sont considérées, au même titre que ses biens d’autre nature, comme partie intégrante du domaine, et sont donc inaliénables et accessibles à tous. Néanmoins, du fait du caractère atypique de l’institution qui le conserve, ce fonds est relativement peu connu, voire ignoré. Et ce malgré l’aspect remarquable des documents qu’il renferme, remarquable tant pour leur valeur que pour leur ampleur. C’est pourquoi il convient de le présenter.
1. Historique
Pour bien comprendre la formation du fonds des archives du musée Condé, il faut garder en mémoire sa diversité interne : les archives strictement familiales des propriétaires successifs du château de Chantilly, celles de la seigneurie de Chantilly à proprement parler et celles des autres domaines ayant appartenu à ces dits propriétaires. Cette situation apparaît très clairement si l’on considère que les documents les plus anciens conservés dans les magasins, datant de 1069 et 1093, consistent en deux donations à l’abbaye de Gorze par Godefroy III de Bouillon, comte de Bar. Et les archives portant strictement sur Chantilly sont postérieures à 1358 puisque le château a brûlé lors de la Jacquerie.
Au milieu du XIVe siècle, la seigneurie de Chantilly passe entre les mains de divers cousins de la famille des Bouteiller, eux-mêmes descendant de Guy de Senlis, seigneur de Chantilly nommé bouteiller par le roi Louis VI à la fin du XIe siècle. Parvenue à Guy de Laval, elle est revendue par celui-ci à Pierre d’Orgemont en 1386 ; le petit-fils de ce dernier, sans héritier, lègue toutes les terres acquises par ses aïeux, dont Chantilly, à son cousin Guillaume de Montmorency († 1531). Ces diverses acquisitions constituent le premier noyau du fonds d’archives anciennes. Les descendants de Guillaume conservent le domaine agrandi de Chantilly, réuni à leurs propres propriétés, jusqu’en 1632, date à laquelle Henri II de Montmorency, maréchal de France, est décapité sur la place du Capitole à Toulouse pour rébellion contre le roi Louis XIII. Ses biens tombent alors dans la main de ce dernier qui en restitue la majeure partie aux trois sœurs d’Henri II, mais conserve la seigneurie de Chantilly par-devers lui, avant tout pour s’adonner à la chasse, activité qu’il affectionne tout particulièrement. En 1643, sa veuve Anne d’Autriche restitue le domaine de Chantilly à Charlotte-Marguerite de Montmorency, dernière des trois sœurs du duc ; elle est l’épouse d’Henri II de Bourbon, prince de Condé, et la mère de Louis II de Bourbon, le » Grand Condé « . Les Bourbon-Condé deviennent de la sorte les maîtres de Chantilly, et de la majeure partie des autres biens des Montmorency, domaines auxquels ils ne cessent d’ajouter des terres, par mariage, succession, achat, etc. C’est ainsi qu’en 1830, le dernier prince de Condé, Louis-Henri-Joseph de Bourbon - sans héritier direct puisque son fils unique, Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d’Enghien, a été fusillé dans les fossés de Vincennes en 1804 sur ordre de Napoléon - lègue tous ses biens à son petit-neveu Louis-Henri-Eugène d’Orléans, duc d’Aumale ; ce dernier se retrouve alors à l’âge de huit ans à la tête de la plus grande fortune foncière et pécuniaire de France.
Comme il se doit, les fonds d’archives sont le reflet de l’histoire de ces familles et de leurs domaines. Ainsi, les accroissements, parfois notables comme celui du Clermontois d’Argonne (série E, 104 cartons et 89 registres), sont-ils dus à l’ajout de nouvelles terres ; d’autres sont dus à des legs, comme la collection de correspondances du marquis de Gordes, gouverneur du Dauphiné au XVIe siècle (série K, 31 volumes), probablement héritée de l’aïeule d’une des princesses de Condé appartenant à la famille de Simiane de Gordes. Quelques amputations ont également pu se produire lors de partages de successions : par exemple, les titres concernant les domaines attribués à Armand de Bourbon, prince de Conti, dans le partage des successions de son père Henri II de Bourbon et de sa mère Charlotte-Marguerite de Montmorency, en ont été soustraits pour constituer le noyau du fonds des archives de cette branche cadette des Condé.
En outre, les fonds ne sont pas restés indemnes suite aux différentes mainmises royales ou révolutionnaires. La première intervient lors de la condamnation d’Henri II de Montmorency par Louis XIII. Ce dernier en profite pour réunir à ses propres fonds quelques ouvrages de la bibliothèque, et probablement quelques œuvres d’art ; il n’est pas exclu qu’il ait fait de même avec des documents d’archives. Cela est plus flagrant lorsque Louis XIV met la main sur les biens de Louis II de Bourbon, en révolte lors de la Fronde : un certain nombre d’ouvrages, œuvres et documents rejoignent les collections royales. Le dernier déplacement, mais non le moindre, a lieu sous la Révolution. Les Bourbon-Condé, partis en exil dès le 15 juillet 1789, demandent à Louis-Jean Josset de Saint-Laurent de cacher les archives qui se trouvent dans l’hôtel de Condé à Paris ; mais celui-ci est dénoncé en 1793 et les documents sont adjoints aux fonds des Archives nationales. Il en est de même pour ceux qui se trouvent à Chantilly, après un bref passage dans le dépôt départemental de la Seine. Tous ces documents familiaux demeurent au sein de cette institution jusqu’en 1814. Une ordonnance royale rend alors au prince de Condé tous ses biens, y compris ses papiers de famille. Néanmoins, Daunou, alors garde des Archives, en restitue seulement une partie, » avec mauvaise grâce d’ailleurs « selon Gustave Macon. Le retour de Napoléon les ramène de nouveau aux Archives du Royaume devenues Archives de l’Empire. La mauvaise volonté se manifeste encore en 1819 lorsqu’il est à nouveau sommé de restituer les documents. Cependant, l’étude des inventaires établis lors des saisies et des restitutions montre quelques différences. Il est donc certain que tout n’a pas été restitué, d’où la complémentarité qui existe entre certaines séries de documents conservés à Chantilly et aux Archives nationales.
Mais les déménagements se sont poursuivis après la Révolution. Le duc d’Aumale, du fait de ses deux exils, entre 1848 et 1871 d’abord puis entre 1886 et 1889, a, en effet, beaucoup déplacé ses biens, que ce soit meubles, objets, tableaux, livres ou archives.
Ce fonds d’archives, très important, est néanmoins bien connu des seigneurs de Chantilly, qu’ils soient Orgemont, Montmorency, Bourbon-Condé, ou même rois de France. De fait, ils ont toujours cherché sinon à organiser du moins à avoir une bonne vision de la composition des fonds. En attestent les nombreux inventaires de titres rédigés, ou les travaux de classement entrepris par un certain nombre d’archivistes, bibliothécaires ou autres employés. Le premier inventaire date de 1400, et le premier archiviste connu ayant travaillé sur le fonds de Chantilly, Pierre Aberlenc, exerçait déjà ses fonctions en 1591, au service d’Henri de Montmorency, alors gouverneur de Languedoc. En outre, l’organisation administrative des Bourbon-Condé, qui transparaît à travers les documents, est assez remarquable et le classement des archives anciennes en a clairement bénéficié.
2. Composition du fonds d’archives
Le fonds des archives est polymorphe. D’une part, les archives que l’on peut qualifier d’anciennes, à savoir antérieures à 1830, constituent le » cabinet des Titres « et le » cabinet des Lettres « selon les appellations données par le duc d’Aumale. Elles ont été classées par Gustave Macon, son secrétaire et premier conservateur-adjoint du musée après l’ouverture en 1898 ; il est donc à l’origine du cadre de classement que nous utilisons encore actuellement. D’autre part, se trouvent les archives dont le classement est entièrement à reprendre tant il semble ne répondre à aucune logique, voire paraître parfois totalement aberrant. Les soit-disant séries que ces dernières archives constituent ont, en outre, souvent été les victimes de pratiques dommageables : brassages, distractions de documents, rangés ailleurs parce que cela semblait plus approprié, constitution de collections thématiques, etc. Pour finir, il reste évidemment une quantité d’archives encore non classées.
Le cabinet des Titres comprend les titres familiaux et domaniaux des anciens propriétaires de Chantilly à savoir les familles Le Bouteiller, Orgemont, Montmorency et Bourbon-Condé ; ils sont répartis en 33 séries, cotées de A à H. Si l’on trouve quelques documents médiévaux, la très grande majorité d’entre eux est postérieure au XVIe siècle. De même pour le cabinet des Lettres qui contient des correspondances autographes reçues et envoyées par les membres des familles Montmorency et Bourbon-Condé ; mises en registres, elles se répartissent en 16 séries, cotées de I à Z. On dispose actuellement de l’inventaire rédigé en quatre tomes par Gustave Macon et publié entre 1926 et 1929 pour les séries de titres ; s’y ajoutent des répertoires de correspondants réalisés au XIXe siècle pour les séries I-Z.
Outre ces archives » anciennes « , dont les modes d’entrée dans les fonds restent traditionnels - héritages et successions, acquisitions de domaines, etc. - on trouve des fonds plus particuliers. Une première partie d’archives » modernes « portant sur la période du XIXe siècle : une série ZR pour les archives du dernier prince de Condé, et les quatre subdivisions de la série PA pour celles du duc d’Aumale (correspondances du duc et de ses proches, papiers plus personnels du duc, gestion des biens et domaines, agendas du duc et de son secrétariat). On peut également considérer à part le fonds des cartes et plans (CP), composé pour partie d’une collection de cartes du monde entier, et d’éléments servant à la gestion des domaines. S’y ajoute pour finir celui des » nouvelles acquisitions « (NA), qui pourrait s’apparenter par nature à la série J du cadre de classement des archives départementales, mais qui ne montre pas de cohérence dans son organisation interne.
Viennent enfin les archives contemporaines (future série W) produites par les différents services chargés de l’administration du domaine et plus particulièrement du musée. Il a, en effet, été décidé d’initier cette série en 1897, après le décès du duc d’Aumale, à la suite duquel l’Institut de France devient propriétaire de plein droit du domaine.
Actuellement, c’est le fonds de la gestion des domaines au XIXe siècle (coté 3 PA), qui est considéré comme prioritaire, et dont le traitement a été initié il y a deux ans. Ce fonds comprend, entre autres documents, les archives de la reconstruction du château de Chantilly dans le dernier quart du XIXe siècle. De fait, le duc d’Aumale entreprend à cette époque de rendre à ce château l’ampleur qu’il avait avant la Révolution, période où il avait été arasé jusqu’au premier niveau. Les documents nous offrent des informations très importantes sur les aménagements qui y ont été effectués, et que nous voyons encore de nos jours. Ces informations sont notamment très appréciées lors des travaux de restauration.
Il serait, en outre, assez judicieux, voire nécessaire, de traiter également rapidement celui des cartes et plans, qui fait l’objet d’une demande de communication en constante augmentation. Il est actuellement encore assez difficile d’accès du fait de l’absence d’un instrument de recherche fiable.
De même les archives contemporaines nécessitent un rangement correct, un très important travail de tri et de classement. Elle sont à ce jour réparties entre les bureaux, dont les locaux et armoires sont saturés et un local aménagé récemment dont la capacité est insuffisante.
Outre cela, les séries ZR, PA et surtout NA sont intégralement à reprendre : il faut vérifier et retrouver les éléments manquants, déplacés ou égarés, les réunir à leur fonds d’origine quand c’est possible, mais surtout les reclasser selon une logique uniforme et cohérente ; enfin rédiger un instrument de recherche digne de ce nom.
3. Conservation et communication
Malgré des bâtiments réellement inadaptés, on dénombre peu de problèmes de conservation, qui sont pour la plupart très circonscrits. Il y a encore fort à faire pour tenter de mettre aux normes les locaux et garantir de bonnes conditions de conservation, notamment en terme de climat.
La communication est, bien entendu, soumise à l’avancée des travaux de classement et d’inventaire, ce qui explique qu’actuellement les archives les plus accessibles restent les archives anciennes, celles des cabinets des Titres et des Lettres, et que le fonds du XIXe siècle n’est encore consultable qu’en interne. En outre aucun résultat de recherche n’est garanti quand il s’agit de trouver des documents dans les fonds dont les inventaires sont pour le moins soumis à caution, voire inexistants.
Une salle de lecture de douze places est mise à disposition des chercheurs, universitaires ou particuliers ; elle est ouverte du lundi au vendredi, de 9 h. à 17 h., sans interruption annuelle. Elle est commune à la consultation des archives, des ouvrages de la bibliothèque imprimés ou manuscrits, des dessins, des estampes, des photographies. L’accès se fait sur rendez-vous.
C’est le magasinier, présent en salle de lecture, qui s’occupe de l’orientation des lecteurs et assure les communications.
Pour conclure, on pourrait seulement résumer la situation par ces mots : » Encore beaucoup de travail ". Compte tenu de la richesse et de la qualité de ces fonds, il est regrettable de ne pas disposer des moyens nécessaires à leur bonne conservation, et surtout pour une meilleure exploitation. Tout chercheur peut en principe consulter les documents qui se trouvent au château de Chantilly, mais encore faut-il pouvoir les identifier et les localiser. Une première étape a été franchie au début du XXe siècle avec le classement et les inventaires auxquels s’était attelé Gustave Macon. Une deuxième l’est au début du XXIe siècle avec une organisation plus professionnelle, une meilleure écoute accordée aux demandes des chercheurs et surtout la mise en chantier du classement des archives du XIXe siècle. Faudra-t-il attendre le XXIIe siècle pour que le traitement des archives du musée Condé soit achevé et que leurs richesses soient, en toute sécurité, mises à la disposition de tous ?...
Maud Sallansonnet, 2003