Des documents librement communicables aujourd’hui inaccessibles
Dans une tribune publiée le 13 février dans Le Monde, un collectif d’historiens dénonce « une restriction sans précédent de l’accès aux archives contemporaines » et alerte sur le fait que des archives librement accessibles en vertu du Code du patrimoine doivent désormais faire l’objet d’une déclassification physique, en application d’une instruction générale interministérielle, l’IGI 1300. Dans sa version de 2011, l’IGI 1300 revient en effet sur les dispositions de la version de 2003, qui prévoyaient une déclassification de fait et sans marquage des documents confidentiels défense de plus de 30 ans et des documents secrets défense de plus de 50 ans.
Le Service Historique de la Défense (SHD) annonce des consignes reçues du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et des autorités du ministère des Armées s’agissant des conditions de communication des fonds d’archives contenant des documents portant d’anciennes mentions de classification. Ces nouvelles conditions ont pour impact d’allonger les délais de mise à disposition des archives, lesquelles doivent être déclassifiées physiquement, pièce à pièce avant toute communication.
Des documents librement communicables au titre du Code du patrimoine depuis des années se trouvent donc de fait du jour au lendemain rendus inaccessibles pour une période indéterminée. Or, selon les articles L.213-1 et L.213-2 du Code du patrimoine, la libre communication d’un document intervient à l’expiration de délais fixés par le législateur, en fonction de la nature du secret protégé par la loi, attaché au document classifié. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
En quoi consiste la déclassification ?
Les nouvelles consignes de communication imposées aux archivistes du SHD mettent en lumière le caractère irréaliste et non opérationnel de l’application de l’IGI 1300 en date de 2011 déjà dénoncé par les archivistes, notamment lors de l’ouverture des fonds relatifs à la Seconde Guerre mondiale.
Caractère irréaliste car les services d’archives peuvent se trouver dépositaires d’un très grand nombre de documents couverts par le secret de la défense nationale provenant d’une multitude d’autorités émettrices, de dates extrêmement diverses, présents massivement dans des ensembles documentaires cohérents ou isolés dans des ensembles documentaires sans avoir été préalablement identifiés par le service qui les a versés.
La mise en œuvre physique de la déclassification est une opération extrêmement lourde et chronophage. Elle consiste, d’une part, à solliciter systématiquement les autorités émettrices (ou leurs héritiers) puis, d’autre part, après décision de déclassification, à apposer un marquage réglementaire complété par des informations portées à la main sur chaque document (référence et date de la décision de déclassification). A titre d’exemple, la déclassification des documents concernés par l’arrêté du 24 décembre 2015 portant ouverture d’archives relatives à la Seconde Guerre mondiale a mobilisé pendant près de trois ans les Archives nationales pour un total de 700 ml. Or, pour cet ensemble documentaire, il ne s’agissait pas de juger de la pertinence de la déclassification puisque l’ouverture de ces fonds avaient été demandée par le Président de la République mais bien de mettre en œuvre rapidement la déclassification physique de chaque document. Injonction de résultats qui a conduit les autorités émettrices et les archivistes à procéder à la signature de décisions de déclassification au carton (et non au document) avec un marquage visant à l’efficacité opérationnelle compte-tenu de la masse à traiter. Au terme de cette opération, force a été de constater que tous les documents dont la déclassification a été effectuée étaient en réalité librement communicables au titre du Code du patrimoine, et ce depuis de nombreuses années pour certains ! Compte tenu de la nature des fonds conservés au Service historique de la Défense on imagine sans difficulté les moyens qu’il va falloir mobiliser, sur plusieurs années, pour ces opérations de déclassification intellectuelle et matérielle et les impacts à long terme sur le travail des historiens.
Une situation contrainte pour les archivistes
Ces documents classifiés anciens auraient dû faire l’objet, en vertu de l’IGI 1300, avant leur versement dans un service public d’archives, d’une réévaluation par l’autorité émettrice et, le cas échéant, d’une mesure de déclassement (abaissement du niveau de classification) ou de déclassification. De la même manière, le délai de protection d’un document couvert par le secret de la défense nationale, selon la nature et la temporalité de ce secret, doit être fixé dès la production de ce document. Sur ce point, l’IGI 1300 est très explicite et prévoit de nombreuses étapes dans la gestion du cycle de vie des documents couverts par le secret de la défense nationale. L’article 46 précise ainsi que la durée utile de classification d’un document doit être appréciée par l’autorité émettrice dès sa production, en mentionnant sur celui-ci la date à partir de laquelle il sera automatiquement déclassifié. Si cette date ne peut être fixée à ce moment, l’autorité émettrice indique la date, le délai ou l’événement au terme duquel le niveau de classification doit être réexaminé ou au terme duquel le document sera automatiquement déclassé au niveau indiqué ou déclassifié. Par ailleurs, l’article 46 précise que la révision du besoin et du niveau de classification doit être effectuée rigoureusement par les autorités émettrices à une périodicité inférieure ou égale à dix ans, fixée dans chacun des ministères, et ce d’autant plus, qu’à l’expiration d’un délai de 50 ans à compter de la date d’émission du document classifié, se pose la question de sa communicabilité et de sa déclassification préalable.
Or, ces dispositions sont rarement appliquées par les autorités émettrices, rendant sur ce point l’IGI inopérante et positionnant de facto les services d’archives comme seuls gestionnaires in fine de la protection et de la levée du secret de la défense nationale.
Ces difficultés auxquelles s’ajoute parfois l’absence de réponse ou des délais trop longs de réponse de certaines administrations aux saisines des services d’archives pour déclassification viennent entraver la communicabilité de ces documents telle qu’elle est encadrée juridiquement par le code du patrimoine depuis la loi du 15 juillet 2008.
La réglementation de l’IGI 1300, dans son écriture actuelle et dans sa non-application, constitue donc un frein et une entrave à la recherche par rapport aux dispositions législatives de protection du secret de la défense nationale que porte déjà le Code du patrimoine.
Cette situation contribue par ailleurs à affecter la relation de confiance qui s’est construite entre chercheurs, historiens, citoyens et archivistes dont la fonction originelle, outre la préservation et la conservation des archives de la Nation, est d’en favoriser la consultation et la valorisation dans le respect du cadre légal fixé par le Code du patrimoine.
Elle pose également la question de la responsabilité exorbitante imposée aux archivistes qui se trouvent de fait, placés dans une situation professionnelle contrainte. Celle, d’une part, de la compromission quotidienne, les documents classés secret défense n’ayant pas été identifiés par les services producteurs lors de leurs versements dans les services d’archives, sauf à habiliter tous leurs personnels. Au vu des délais extrêmement longs d’instruction des demandes d’habilitation, ce risque est réel. Celle, d’autre part, du poids financier en termes de ressources humaines et de formation que fait reposer sur les services d’archives la gestion de ces documents qui se fait jusqu’ici à moyens constants, sans évaluation du coût de la protection du secret de la défense nationale sur toute la chaîne.
Ce que l’AAF demande
– L’AAF apporte son plein et entier soutien aux archivistes qui sont placés dans une situation impossible et voient leurs relations avec les usagers (chercheurs, historiens, citoyens) se dégrader.
– L’AAF demande aux autorités compétentes de mettre en œuvre une véritable articulation du Code de la Défense, du Code pénal et du Code du patrimoine s’agissant du secret de la défense nationale.
– L’AAF demande l’accès immédiat des chercheurs et citoyens aux archives librement communicables à l’issue des délais légaux prévus par le Code du patrimoine, y compris pour les documents couverts par le secret de la défense nationale qui doivent être considérés, au-delà d’un délai de cinquante ans, comme automatiquement déclassifiés. Elle demande à ce que la procédure de déclassification préalable à toute communication ne s’applique pas aux archives librement communicables au titre du Code du patrimoine.
– L’AAF demande, pour les documents classifiés de moins de cinquante ans, la mise en œuvre de l’article 46 de l’IGI 1300 par toutes les autorités émettrices dans une gestion responsable, rigoureuse et efficace du cycle de vie des documents. Elle demande enfin une politique gouvernementale responsable de la protection du secret de la défense nationale, y compris dans les moyens alloués à ses différents acteurs.
– L’AAF rappelle les termes de la Déclaration universelle des archives adoptée le 10 novembre 2011 au cours de la 36ème session plénière de l’UNESCO : « les archives sont rendues accessibles à tous, dans le respect des lois en vigueur et des droits des personnes, des créateurs, des propriétaires et des utilisateurs et sont utilisées afin de contribuer à la promotion de citoyens responsables ».
Pour aller plus loin :
La revue de presse et les ressources de l’AAF autour du débat sur l’accès aux archives de 39-45 et les archives classifiées