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Alors que le président de la République affirme que l’accès aux archives est un impératif démocratique, le projet de loi « Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme » (SILT) organisera en réalité leur fermeture. Une réforme radicale du droit des archives est en préparation. Elle vise à dessaisir le Parlement au profit de l’administration pour déterminer les règles d’accès aux archives Voter ce texte en l’état serait un recul historique sans précédent.
L’Association des archivistes français (AAF) a déposé cette semaine avec L’AHCESR et l’Association Josette et Maurice Audin (AJMA) une « porte étroite » au Conseil d’État. Cette procédure permet à des associations d’éclairer le Conseil d’État sur les problèmes que soulève un projet de loi alors que ce dernier a été soumis par le gouvernement pour avis. Vous en trouverez ci-dessous le texte, et l’original ici.
CONSEIL D’ÉTAT SECTION DE L’INTÉRIEUR
[Observations sur] les dispositions portant modification de l’article L. 213-2 du Code du patrimoine , telles qu’elles sont envisagées dans le projet de loi relatif au renseignement, à la sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme soumis au Conseil d’État pour avis.
Les associations exposantes ont recueilli des informations sur les modifications susceptibles d’être apportées à l’économie générale de l’accès aux archives publiques en France, à l’occasion d’un projet de loi relatif au renseignement, à la sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme (« renseignement et SILT ») actuellement examiné par le Conseil d’État.
Ces informations, si elles étaient confirmées, laisseraient apparaître des évolutions importantes des dispositions du livre II du Code du patrimoine, et plus particulièrement de l’article L. 213-2, qui poseraient des questions très graves sur l’essence même de la notion d’archives publiques, sur le dessaisissement du législateur au profit de l’administration pour déterminer la communicabilité des archives et sur la garantie constitutionnelle et démocratique que constitue le droit d’accès aux archives publiques.
C’est la raison pour laquelle, conformément à la pratique de l’intervention d’associations devant les sections administratives du Conseil d’État (B. Stirn et alii, Les Grands avis du Conseil d’État, 3e Dalloz 2009, p. 35), les exposantes entendent présenter des observations visant à informer le rapporteur et la Haute Assemblée sur un certain nombre des enjeux de ce projet de texte.
Depuis le vote de la loi « Archives » de 2008, l’article L. 213-2 du Code du patrimoine règle de la manière suivante l’accès aux archives publiques dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale : les archives de plus de de cinquante ans sont « communicables de plein droit » (sauf délais « spéciaux »), tandis que celles qui sont plus récentes ne sont communicables que sous couvert de l’obtention d’une « dérogation ».
En 2011, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale a néanmoins tenté de réformer par la voie administrative ce dispositif légal, s’agissant des archives publiques ayant fait l’objet d’une mesure de classification au titre du secret de la défense nationale (articles 413-9 et suivants du Code pénal), en interdisant toute communication d’archives publiques « classifiées » tant que celles-ci n’ont pas fait l’objet d’une déclassification formelle par le service qui avait procédé à leur classification, et ce, quand bien même ces documents sont devenus « communicables de plein droit » par l’expiration des délais prévus par l’article L. 213-2 du Code du patrimoine. Tel est l’objet de l’article 63 de l’instruction générale interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale, approuvée par arrêté du 30 novembre 2011.
De 2011 à 2020, de nombreux services d’archives, à commencer par le Service historique de la défense (ministère des Armées), n’appliquèrent pas l’article 63 de l’IGI n° 1300, se bornant, et à raison, à mettre en œuvre les dispositions du Code du patrimoine.
Au début de l’année 2020, il leur fut néanmoins enjoint de s’exécuter, ce qui provoqua un véritable chaos dans les services d’archives puisque des centaines de milliers de documents qui étaient jusqu’alors communiqués sans difficulté durent désormais faire l’objet de procédures de déclassification. Le Service historique de la défense dut ainsi recruter trente agents contractuels pour procéder à ces opérations, qui sont toujours en cours et le seront pendant de très nombreuses années encore si les instructions ne sont pas modifiées.
Cette situation était d’autant plus absurde que l’article 63 de l’IGI, dans sa version de 2011, donnait à l’administration une compétence liée pour procéder à la déclassification, dès lors que le document avait plus de cinquante ans. Autrement dit, toute cette procédure, et les coûts qu’elle engendrait, ne servait – en principe, tout du moins – qu’à vérifier la date du document, qui avait d’ailleurs déjà été vérifiée par les archivistes qui ne pouvaient pas le communiquer s’il avait moins de cinquante ans.
La communauté des historiens, qui a vu soudain l’accès aux archives publiques bloqué par cette nouvelle procédure, les déclassifications provoquant des retards se comptant en mois et même souvent en années, ce qui a par exemple remis en cause la réalisation de mémoires de master de recherche ou de thèses, a alerté l’opinion publique sur cette situation et engagé une procédure juridique par laquelle il était demandé au Premier Ministre l’abrogation de l’article 63 de l’IGI n° 1300. En l’absence de réponse du Premier ministre, le Conseil d’État fut saisi en septembre 2020 d’une demande d’annulation de ce refus d’abroger.
La communauté des historiens a été rejointe dans cette contestation par les archivistes, représentés par l’association des archivistes français (AAF) qui est la principale association professionnelle du secteur des archives, et par l’association Josette et Maurice Audin, ainsi que par des historiens internationaux éminents et des professeurs de droit spécialistes du droit des archives. A l’instar de nombreuses organisations et revues spécialisées, le Conseil international des archives a, en outre, apporté son plein et entier soutien à cette mobilisation citoyenne sur l’accès aux archives, en rappelant que « la suppression de l’accès aux archives compromet non seulement la recherche, mais aussi la responsabilité et la transparence gouvernementale ».
Cette très forte contestation n’a dans un premier temps pas été entendue par le gouvernement qui a choisi de confirmer l’obligation de déclassification des documents d’archives publiques communicables de plein droit dans la nouvelle instruction générale interministérielle n° 1300 approuvée par arrêté du 13 novembre 2020. Pire, il a désormais prétendu que l’administration n’était plus tenue par une compétence liée pour procéder à la déclassification des documents de plus de cinquante ans : l’administration était désormais expressément autorisée à procéder à un réexamen de l’opportunité de la communication des documents et à refuser celle-ci dès lors qu’elle estimait que cette communication portait encore atteinte au secret de la défense nationale.
C’était là une violation directe des dispositions du Code du patrimoine, ce qui conduisit les personnes qui avaient saisi le Conseil d’État en septembre 2020 à le saisir à nouveau en janvier 2021, cette fois d’un recours pour excès de pouvoir direct contre la nouvelle instruction.
Ces deux recours sont actuellement pendants devant le Conseil d’État et n’ont depuis lors fait l’objet d’aucune avancée.
Mais, à partir du mois de janvier 2021, dans un contexte d’annonces politiques fortes autour de la mémoire de la guerre d’Algérie et du génocide des Tutsi au Rwanda, à l’initiative du Président de la République, la situation évolua rapidement. Les représentants des associations exposantes furent invités à échanger à plusieurs reprises avec des représentants du gouvernement pour déterminer les conditions d’une sortie de crise.
Pour les associations exposantes, la solution était simple : elle consistait simplement à obtenir l’application des dispositions du livre II du Code du patrimoine, telles que déterminées, après d’intenses travaux interministériels et parlementaires, par la loi du 15 juillet 2008.
C’est donc avec une certaine inquiétude qu’elles accueillirent le communiqué de presse du Président de la République du 9 mars 2021, par lequel il annonce que le gouvernement a engagé « un travail législatif d’ajustement du point de cohérence entre le code du patrimoine et le code pénal pour faciliter l’action des chercheurs », en précisant que « l’objectif est que ce travail, entrepris par et avec les experts de tous les ministères concernés, aboutisse avant l’été 2021 ».
Malheureusement, cette inquiétude semble aujourd’hui en passe d’être vérifiée par les informations qu’ont obtenues les associations quant au projet de loi en cours d’examen devant le Conseil d’État.
Il semble certes acquis que le projet de loi précisera formellement qu’il n’est plus nécessaire de déclassifier les documents d’archives publiques que la loi déclare « communicables de plein droit », ce qui ne fait, en réalité, que rétablir le choix fait par le législateur en 1979, en 1994 et en 2008 et mis à mal par l’administration ces dernières années. Mais cette ouverture de l’accès aux archives publiques, dont on ne peut que se réjouir, se trouve proprement anéantie par une refermeture qui s’annonce bien plus grande encore : la fin de l’obligation – par ailleurs illégale, pour les raisons développées dans les recours pendants devant le Conseil d’État – de déclassifier les documents d’archives publiques ayant fait l’objet d’une mesure de classification et devenus « communicables de plein droit » s’accompagne, en effet, d’une rétraction sans précédent du volume des archives qui deviennent effectivement « communicables de plein droit ».
Pour le dire plus clairement encore, il apparaît que le nombre de documents rendus communicables par le projet de loi, du fait de la déclassification automatique des archives à l’expiration des délais prévus par l’article L. 213-2 du Code du patrimoine, est très inférieur au nombre de documents que ce même projet de loi rend désormais incommunicables, du fait de la modification de la date à partir de laquelle est computé le délai d’incommunicabilité de cinquante ans.
Il est en effet très clair que ce n’est pas un nombre marginal et précisément délimité de documents qui se trouvent protégés par le nouveau mode de calcul de l’incommunicabilité qu’envisage le projet de loi dans son état actuel : sous couvert de réformer le régime des archives publiques « classifiées », ce projet opère, en réalité, un déplacement des critères de l’incommunicabilité, qui conduit à une réduction sans précédent de l’accès aux archives publiques dans notre pays.
Cette rupture avec les lois de 1979, de 1994 et 2008 n’a peut-être pas correctement été perçue. Elle aboutira, à n’en pas douter, à une levée unanime de boucliers des historiens, des archivistes et de tous les citoyens attachés au droit constitutionnel d’accès aux archives publiques, ainsi qu’à d’intenses polémiques au Parlement, à l’opposé de la volonté, fermement exprimée à maintes reprises par le Président de la République, d’organiser les conditions d’une écriture objective et apaisée de l’histoire contemporaine de la France.
Les nouvelles catégories de documents et les nouvelles conditions de communicabilité semblent, en effet, conduire à deux conséquences extrêmement graves, qui donnent, à la réforme en préparation, une toute autre nature et une toute autre portée que celle, voulue et annoncée par le Président de la République, d’un « ajustement du point de cohérence entre le code du patrimoine et le code pénal pour faciliter l’action des chercheurs » :
D’abord un élargissement considérable des documents concernés par des dispositifs d’incommunicabilité ; ensuite un dessaisissement important du Parlement au profit de l’administration dans l’organisation de l’accès aux archives publiques, alors même qu’il s’agit d’une matière qui relève du strict domaine de la loi (exercice des libertés fondamentales des citoyens), comme l’assemblée générale du Conseil d’État, consultée sur le projet de loi qui deviendra la loi du 3 janvier 1979 sur les archives, l’avait fermement rappelé dans son avis du 28 avril 1977.
I : Sur l’élargissement des catégories de documents soumis à une restriction de communication lié à la notion de secret de la défense
Parmi les mesures qui semblent avoir été intégrées dans le projet de loi, il en est quatre qui posent de ce point de vue des problèmes majeurs.
La première concernerait la notion d’établissements, installations et ouvrages d’importance vitale, au sens des articles L.1332-1 et L.1332-2 du Code de la défense.
Ces articles sont ainsi rédigés : L. 1332-1 « Les opérateurs publics ou privés exploitant des établissements ou utilisant des installations et ouvrages, dont l’indisponibilité risquerait de diminuer d’une façon importante le potentiel de guerre ou économique, la sécurité ou la capacité de survie de la nation, sont tenus de coopérer à leurs frais dans les conditions définies au présent chapitre, à la protection desdits établissements, installations et ouvrages contre toute menace, notamment à caractère terroriste. Ces établissements, installations ou ouvrages sont désignés par l’autorité administrative ».
L. 1332-2 : « Les obligations prescrites par le présent chapitre peuvent être étendues à des établissements mentionnés à l’article L. 511-1 du code de l’environnement ou comprenant une installation nucléaire de base visée à l’article L. 593-1 du code de l’environnement quand la destruction ou l’avarie de certaines installations de ces établissements peut présenter un danger grave pour la population. Ces établissements sont désignés par l’autorité administrative ».
Si le projet de réforme concernait tous les établissements susceptibles d’entrer dans cette catégorie, alors en réalité ce seraient toutes les infrastructures publiques de quelque importance qui seraient concernées.
Si le projet ne concernait que celles qui ont fait l’objet d’une « désignation » alors, on ne sait même pas quelles sont les installations concernées, puisque cette désignation est couverte par le secret.
D’après un rapport établi par le Sénat à l’occasion du débat de la loi LOPSSI il est indiqué les éléments suivants : « Un arrêté du 2 juin 2006 a déterminé douze secteurs d’activité qualifiés d’importance vitale : Activités civiles de l’État ; Activités militaires de l’État ; Activités judiciaires ; alimentation, communications électroniques, audiovisuel et information ; énergie ; espace et recherche ; finances ; gestion de l’eau ; industrie ; santé ; transports. En vertu de l’article R 1332-3 du code de la défense, issu d’un décret du 23 février 2006, les opérateurs d’importance vitale sont désignés, pour chacun de ces secteurs d’activités, par arrêté du ministre coordonnateur. Ces arrêtés ne sont pas publiés mais sont notifiés aux opérateurs d’importance vitale intéressés ainsi qu’à toutes les autorités administratives qui ont à en connaître. Environ 150 opérateurs auraient ainsi été désignés. Les sites concernés sont des zones militaires sensibles, des laboratoires pharmaceutiques, des usines de traitement de l’eau, des aérodromes, des ports, des centres hospitaliers, etc. L’article L. 1332-2 prévoit que les obligations auxquelles sont soumis les opérateurs des installations d’importance vitale peuvent être étendues, par arrêté du préfet de département, aux établissements mentionnés par l’article L 511-1 du code de l’environnement et aux établissements comprenant une installation nucléaire de base ». (https://www.senat.fr/rap/l09-517/l09-51722.html).
Il en résulte que si une gare un hôpital ou une station d’épuration a été classé dans cette catégorie, les documents concernant cette installation ne seront pas communicables en tant qu’archives publiques avant un délai de cinquante années suivant la fin de leur exploitation pour des raisons de sécurité. C’est évidemment une protection hors de proportion, comme on peut le montrer avec deux exemples très simples.
La gare de Lyon a fait l’objet de classements pour différentes de ses composantes au titre de la loi de 1913 sur les monuments historiques. Le dossier de la procédure de classement contient différents plans des constructions. Or, comme il y a de fortes chances que cette gare, compte tenu de son importance, ait été classée parmi les infrastructures vitales, il en résulte que toutes les archives relatives à sa « construction », tout comme celles relatives à son « équipement » et à son « fonctionnement », deviennent incommunicables tant qu’elle restera une gare et encore cinquante années après…
Bien davantage : si le maître de l’ouvrage de la gare décide d’engager des travaux de rénovation, il ne pourra fournir les plans de la gare dans le cadre de la passation des marchés de travaux qu’en obtenant, pour toutes les entreprises concernées, leurs salariés et leurs sous-traitants, une dérogation sur le fondement du Code du patrimoine.
Il est à peine besoin de souligner le caractère excessif de cette protection, si elle était confirmée.
Deuxième exemple : une installation « Seveso » a été la cause d’une pollution ou d’un accident. Prenons l’exemple d’AZF à Toulouse. Si elle avait été classée en raison des risques, aucun chercheur ne pourrait avoir accès à aucun document d’archives publiques concernant le fonctionnement de cette usine avant 2051, cinquante années après sa fermeture du fait de l’explosion de 2001. Là encore ce n’est pas raisonnable.
La deuxième extension concernerait les documents relatifs à des personnes identifiables dont la sécurité pourrait être mise en cause. Jusqu’à présent, seuls les documents « couverts ou ayant été couverts par le secret de la défense nationale » étaient concernés par cette extension du délai de communicabilité (à 100 ans après le document ou 25 ans après le décès de la personne). Désormais, tous les documents, classifiés ou non seraient soumis à cette restriction. Cela signifie que pour chaque document comportant des noms, il faudrait que les services d’archives vérifient s’il est susceptible de mettre en cause la sécurité des personnes. C’est évidemment une tâche colossale car en supprimant le critère du document couvert ou ayant été couvert par le secret de la défense nationale, cette extension est indéfinie et très difficile à appliquer.
La troisième extension, enfin, qui serait sans doute la plus grave parce qu’elle relèverait d’un degré d’indétermination absolue, concernerait les documents relatifs aux « capacités opérationnelles » de l’armée.
Cette notion de « capacités opérationnelles » ne fait l’objet d’aucune définition juridique sérieuse. Dans une thèse de médecine récente, un auteur a ainsi souligné que la rupture des ligaments croisés était fréquente chez les militaires et qu’après une telle blessure, ceux-ci ne reprenaient le sport que pour 40% d’entre eux. Il conclut son texte de la sorte : « la rupture du ligament croisé antérieur a un impact important sur la capacité opérationnelle des forces armées françaises. La proportion de reprise du sport au même niveau après ligamentoplastie du croisé antérieur, évaluée de manière objective par les tests sportifs annuels, est de 40 % chez les militaires ». (https://hal-univ-tlse3.archives-ouvertes.fr/MEM-UNIV-AMU/dumas-02923673v1)
Faut-il donc considérer qu’une information de ce type, si elle était contenue dans un document d’archives publiques, donnerait des informations sur la « capacité opérationnelle des forces armées » et entrerait dans le champ de l’incommunicabilité de cinquante ans « à compter de la fin de l’utilisation » de cette capacité opérationnelle (à compter du moment où les militaires ne seront plus victimes de rupture de tendon ?) ?
Énoncé comme cela, l’exemple parait absurde, mais comme la notion de capacité opérationnelle n’est pas définie en réalité, elle sera ce que les services (et encore faudrait-il savoir quels sont les services compétents) voudront qu’elle soit. Nul ne pourra ni le vérifier ni le contester.
Une quatrième extension semblerait concerner « l’élaboration, la mise en œuvre ou le contrôle de la dissuasion nucléaire ». Est-ce à dire que tout ce qui concerne la dissuasion nucléaire pendant la guerre froide ne perdant sa « valeur opérationnelle » qu’en 1991 lors de la chute de l’URSS, les documents ne seraient pas communicables avant cinquante ans après cette date, c’est-à-dire en 2041 ? 2041 pour apprendre par exemple les prévisions françaises en cas d’attaque soviétique, connues depuis l’ouverture des archives tchécoslovaques en 1998 ?
II. Sur le dessaisissement du législateur et des archivistes et sur l’affaiblissement du contrôle démocratique
Mais au-delà de ces extensions dont la portée est aussi considérable que difficile à mesurer, les exposantes entendent souligner que le projet semble opérer un dessaisissement important du législateur et des archivistes – au titre de leurs missions de collecte et de communication des archives publiques, ainsi qu’au titre du contrôle scientifique et technique qu’ils exercent –, qui conduit à un affaiblissement grave du contrôle démocratique, pourtant à la base du droit désormais constitutionnellement garanti d’accès aux archives publiques.
Ce dessaisissement tient au fait que le projet de texte , si cela est confirmé, définit de nouvelles catégories de documents sur la base de textes dont seules les administrations détiennent la maîtrise, de sorte qu’elles seules décideront finalement de ce qui est communicable ou pas.
Reprenons l’exemple des « installations d’importance vitale ». Leur « désignation » est opérée sur la base d’arrêtés qui sont classifiés au titre du secret de la défense nationale. Cela signifie que les archivistes ne pourront pas savoir ce qui est communicable ou pas sur la base de cette catégorie. Cela signifie par conséquent que dès qu’elles seront en présence d’une installation susceptible de relever de cette catégorie, elles devront interroger ou le service producteur ou le ministère qui a procédé au classement pour savoir si l’installation a été « désignée ». Avec qui plus est, cette conséquence paradoxale qu’on apprendra à cette occasion que l’installation a été désignée comme telle alors que c’est en principe une information classifiée.
On peut encore citer l’exemple des documents concernant des armements : nul ne peut savoir, hormis ceux qui les utilisent, à quel moment ces armements ont cessé d’être utilisés et encore, il n’est pas certain que la mémoire soit bien gardée de la date à laquelle le dernier fusil Mas 49/56 a été en service dans les armées. La page wikipedia mentionne des dotations possibles encore dans les années 1990, ce qui signifierait que tout document relatif à cette arme sera incommunicable jusqu’à une date que seule l’autorité militaire pourra déterminer, sur la base de critères qu’elle seule définira et qui lui permettra d’étendre cette date, si elle le souhaite, jusque vers 2050 ce qui est excessif pour un fusil conçu dans les années 1930 !
On mesure bien ici comment s’opère le dessaisissement et du Parlement et des archivistes : in fine la détermination de l’évènement qui permet de computer le délai de communicabilité relève de la seule appréciation de l’administration alors que jusqu’à présent elle reposait sur un élément objectif et indiscutable : la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier.
Et bien évidemment il en résulte un affaiblissement du contrôle démocratique puisqu’il permettra à l’administration de contrôler a priori toutes les demandes de communications de documents sur la base de critères ou d’actes dont elle seule détient la maîtrise, à rebours de la logique historique du droit français des archives, qui organise un transfert progressif de compétences vers les administrations spécifiquement en charge des archives, précisément afin d’éviter les phénomènes d’« entraves » et de « captations » par les administrations
émettrices ou productrices de ces documents. C’est cette organisation subtile mais efficace que le projet de modification de l’article L. 213-2 risque de remettre en question, dans une approche qui, pour la première fois s’agissant d’une réforme du droit des archives, s’annonce exclusivement sécuritaire.
On notera, pour terminer, que l’articulation avec les catégories d’incommunicabilité prévues par le Code des relations entre le public et l’administration ne semble pas avoir été envisagée, revenant alors sur deux décennies de travail d’harmonisation entre la législation sur les archives et celle sur les documents administratifs.
Conclusion
Pour toutes ces raisons, les exposantes considèrent qu’en l’état actuel des informations dont elles disposent, et si celles-ci sont confirmées, les dispositions du projet de loi qui visent à modifier l’article L. 213-2 du Code du patrimoine reposent sur des logiques très problématiques, qui remettraient en cause l’économie même du droit des archives sur des documents à fort enjeu de recherche comme l’actualité le montre chaque jour. Loin de manifester une démarche d’ouverture des archives publiques, ces dispositions visent au contraire à les refermer en confortant la maîtrise des services producteurs sur la communicabilité des documents.
De ce point de vue, la réforme à venir pourrait bien représenter, devant l’Histoire, la première grande loi de « refermeture » des archives publiques adoptée en France.
Aussi bien, les exposantes sont-elles conduites à demander au Conseil d’État qu’ils procèdent à la disjonction de ces dispositions du projet de loi.
Le 14 avril 2021,
Céline Guyon, présidente de l’Association des archivistes français
Raphaëlle Branche, présidente de l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche
Pierre Mansat, président de l’Association Josette et Maurice Audin