Y a-t-il place, en matière d’archives, entre une modernisation systématique qui isole le texte et le signe dans l’« immatériel » et une nostalgie archaïsante qui muséifie des objets dans un passé dont toutes les pratiques seraient révolues ? Les exclusions réciproques et les oppositions complémentaires désignées par les couples de notions que sont le nouveau et l’ancien, l’innovation et le passéisme, le matériel et l’immatériel, permettent-elles de penser les masses considérables, hybrides, d’archives de notre temps ?
Les auteurs des articles de la présente livraison donnent des points de vue variés sur ces questions en alternant l’exposé d’expérimentations techniques, d’expériences humaines et de découvertes dans les archives. Quatre archivistes, mais aussi deux bibliothécaires, deux informaticiens, un apprenti historien, un psychologue clinicien, psychanalyste et historien des sciences, un écrivain-poète et un danseur ont été invités à le faire, en tenant compte de la prégnance du système ternaire du corps, du texte et de l’outil où se trouve dépassée l’opposition de la psyché et du soma.
Ce numéro a été coordonné par Georges Cuer, conservateur général honoraire, avec l’appui de Françoise Hiraux et Élodie Belkorchia.
SOMMAIRE
Du matériel à l’immatériel
– Un introduction, par Françoise HIRAUX et Georges CUER
– Dossiers relatifs à la restauration de Place-Royale de Québec (1955-1995), par William YOAKIM
– Un écrivain dans les archives, par Jacques JOUET
– De quoi jouit l’archiviste ? Méditation certalienne sur le "vol d’âme" 2.0, par Ronan LE ROUX
– La Bibliographie de l’histoire de France, des lendemains de la Seconde Guerre mondiale à nos jours : le passage progressif de la collection papier au numérique, par Isabelle HAVELANGE
– Document numérique : l’informatique en quête d’un corps, par Aurélien BÉNEL
– Le Guichet du savoir de la Bibliothèque de Lyon demain, aujourd’hui et hier : les leçons d’une histoire déjà longue, par Anne-Laure COLLOMB
– Un nouveau moteur de recherches étincelant pour les archives d’Ille-et-Vilaine ?, par Jean-Yves LE CLERC et Romain THOMAS
– Archives et techniques : retour du corps, retour du lieu, par Georges CUER
– Entretien avec Boris Charmatz : un danseur et chorégraphe, des archives et les aventures du temps, par Boris CHARMATZ et Georges CUER
– Exploitation des contenus versus analyse des documents : exemple des cahiers citoyens de 2019, par Marie-Anne CHABIN et Édouard VASSEUR
RÉSUMÉS DES ARTICLES
Du matériel à l’immatériel
– Un introduction, par Françoise HIRAUX et Georges CUER
– Dossiers relatifs à la restauration de Place-Royale de Québec (1955-1995), par William YOAKIM
Il est particulièrement difficile de saisir la nature exacte des archives et du fonds. Reflets objectifs des activités accomplies pour certains ou constructions sociales et produits de contextes spécifiques pour d’autres, ces deux notions majeures de l’archivistique ne cessent de faire couler beaucoup d’encre. Face à cet important débat théorique, il importe d’aller sur le terrain et de se confronter directement aux documents d’archives et à leur matérialité. Commencé au cours des années 1960, le chantier de restauration de Place-Royale de Québec devient rapidement un vaste scandale patrimonial. La volonté de transformer les maisons pour retrouver le style architectural français du temps de la « Nouvelle France » ne fait pas l’unanimité et plusieurs experts parlent de la création d’un Disneyland québécois. L’accumulation des critiques et des scandales fait que ce chantier va connaître de nombreux rebondissements qui vont profondément impacter son déroulement. Les archives du projet de restauration de Place-Royale constituent alors un terrain favorable pour analyser l’impact du contexte sur la mise en archives d’une activité. Dans cette quête sur l’origine d’un ensemble documentaire, une véritable archéologie de papier se basant en partie sur la matérialité des archives est souvent nécessaire.
– Un écrivain dans les archives, par Jacques JOUET
Il est raconté, ici, comment, depuis près de cinquante années d’écriture poétique et romanesque, un écrivain a trouvé dans diverses archives le point de départ, et souvent une bonne partie de la matière d’un certain nombre de ses romans ou de ses poèmes. Comment le document agit-il ? Où est-il consulté ? Dans quel état d’esprit, dans quel état de corps se trouve le chercheur (qui en l’occurrence n’est pas un professionnel de l’Histoire) devant les archives ? Un dialogue est engagé entre le document brut et l’œuvre littéraire.
– De quoi jouit l’archiviste ? Méditation certalienne sur le "vol d’âme" 2.0, par Ronan LE ROUX
Quoiqu’il thésaurise des traces du monde, l’archiviste n’est pas tout à fait un croque-mort du document. Il y a bien une vie de l’« archive », mais en quoi intéresse-t-elle le corps vivant ? Interroger ce lien archives-corps avec la psychanalyse, c’est s’aventurer sur une passerelle que Michel de Certeau avait lancée sans l’emprunter tout à fait. Philippe Artières ou Elisabeth Roudinesco y ont fait quelques pas en illustrant comment des archives peuvent faire l’objet de projections fantasmatiques et d’investissements libidinaux. Une anecdote institutionnelle ‒ le refus d’une proposition d’archivage numérisé des nombreuses créations des patients d’un établissement psychiatrique ‒ fournit ici l’occasion paradigmatique d’interroger, à partir de l’éthique de la psychanalyse, l’économie pulsionnelle qui sous-tend les décisions d’archivage. Si l’archivage est une objectification, une fétichisation, à quelles jouissances ces objets sont-ils destinés ? Quelles satisfactions visent et alimentent les gestes ordinaires qui ponctuent la vie des archives (capture, classement, mise à disposition, exhibitions) ? La question prend toute sa voilure en tenant compte qu’à côté des archivistes professionnels se multiplient, par la grâce des technologies numériques, les archivistes amateurs encouragés à une mise en boîte du monde toujours plus effrénée.
– La Bibliographie de l’histoire de France, des lendemains de la Seconde Guerre mondiale à nos jours : le passage progressif de la collection papier au numérique, par Isabelle HAVELANGE
Le passage de La Bibliographie de l’histoire de France du papier vers le numérique montre l’intrication complexe de considérations institutionnelles, financières, techniques et humaines. L’informatisation, commencée au début des années 1990, ne concerne au départ que l’outil de production des bibliographes, débouchant toujours sur un volume imprimé. Dès le début des années 2000 est apparue la nécessité d’une visibilité en ligne de la collection, pensée parallèlement à la production imprimée. Plusieurs institutions ont d’abord été impliquées dans le projet. Leur expertise, sans avoir pu mener le projet à son terme, a permis le mûrissement du projet, finalement réalisé grâce à l’entrée en jeu de l’université PSL. L’abandon de la production papier en 2012 a été un moment décisif. Les données de la bibliographie, remodelées afin d’être interopérables et compatibles avec les outils numériques mondiaux, ont permis l’insertion de la bibliographie dans l’univers du web sémantique. La saisie courante se fait désormais en flux continu, visible sur l’interface de consultation publique maintenant ouverte au public. À moyenne échéance, le site de la BHF offrira l’entièreté de la collection ancienne, menant à son terme un important projet patrimonial impatiemment attendu par la communauté historienne. Le site de la BHF, héritier d’une longue tradition et désormais inscrit dans l’univers du web, continue à illustrer, dans le domaine de la recherche historique, l’essentielle nécessité de la démarche bibliographique.
– Document numérique : l’informatique en quête d’un corps, par Aurélien BÉNEL
L’influence de l’informatique sur la pratique des archivistes est indéniable. On imagine moins celle que l’archivistique peut avoir sur l’ingénierie informatique (notamment pour les systèmes d’information destinés aux professions intellectuelles). La méthode, présentée dans cet article, invite le concepteur à laisser un temps les choix techniques en suspens. À travers six points d’attention (identification, description, indexation matière, annotation/citation, authenticité, révision), elle le plonge dans l’épaisseur historique de la pratique des archives, des bibliothèques, de la philologie, de la diplomatique. Elle le confronte à la matérialité de la page, des feuillets, de leur rangement. Ce n’est qu’au prix de cette plongée que peuvent émerger les choix de modèles informatiques au service, non d’une vaine virtualité, mais de gestes de métier à réinventer.
– Le Guichet du savoir de la Bibliothèque de Lyon demain, aujourd’hui et hier : les leçons d’une histoire déjà longue, par Anne-Laure COLLOMB
Le Guichet du savoir, service de questions-réponses créé en 2004, s’inscrit dans un phénomène de transformation numérique. En perpétuelle évolution, il répond aux défis des nouvelles pratiques et poursuit sa mission de partage de connaissances, donnant à voir le visible et l’invisible. Vous pouvez poser toute question d’ordre documentaire ou relative à un renseignement ou une information, les bibliothécaires vous répondent sous 72 heures avec des réponses précises ou des pistes de recherche vraiment opérationnelles.
– Un nouveau moteur de recherches étincelant pour les archives d’Ille-et-Vilaine ?, par Jean-Yves LE CLERC et Romain THOMAS
Cet article décrit la démarche des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine pour aller vers une utilisation pratique du web sémantique à travers l’expérimentation d’une technologie développée par une toute jeune société rennaise, Askelys, qui convertit les bases de données documentaires classiques dans un format sémantique. À l’heure de l’évolution des normes archivistiques de description des archives vers le RiC (Records in Contexts) et d’une réflexion sur l’accès à leurs fonds dans le cadre d’un projet de service, les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine n’ont pas voulu manquer l’opportunité de pouvoir s’engager à tester pendant quelques mois la transformation de leur base de données, riche de centaines de milliers d’occurrences, vers l’eldorado promis d’un résultat précis et ciblé à toute question ou requête dont la réponse se trouverait dans leurs fonds archives. Cela étant rendu possible par le biais de fiches de description, rentrées patiemment dans leurs systèmes d’information successifs depuis plus de 25 ans. L’idée est donc ici de présenter à grands traits la technologie et le mode opératoire utilisés par Askelys pour troquer le laborieux cheval de trait breton qu’était le réservoir de données des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine en un fougueux pur-sang, susceptible de répondre au doigt et à l’œil à toutes les requêtes en rapport avec les innombrables ressources conservées dans leurs fonds. Le confinement et la liquidation de la société n’ont malheureusement pas permis de poursuivre l’expérimentation au-delà de l’intégration de la base de données des archives dans l’outil d’Askelys. L’apprentissage et l’utilisation du moteur de recherche ne reprendront donc pas comme prévu pour montrer ce qui pouvait fonctionner (ou pas), les espoirs, les limites ou les désillusions (s’il y en a !) liés au langage de requête SPARQL en usage dans d’autres portails tels que Persée. Ce test avait aussi pour objectif de nous donner des orientations sur les possibilités d’accès élargies à l’ensemble des corpus conservés par les archives, que ce soit par la description ou par la numérisation.
– Archives et techniques : retour du corps, retour du lieu, par Georges CUER
En pensant le matériau archivistique comme appréhendable par une toile de données qui peuvent être traitées directement ou indirectement par des machines, on peut facilement oublier qu’il est d’abord une constellation en expansion constante de fonds hybrides très partiellement en ligne malgré de considérables réalisations et qu’il importe d’abord de localiser. Un retour critique sur les définitions des archives données par les philosophes contemporains – obérées par l’absence de toute analyse sociale – ou par le législateur et les ouvrages de la pratique, limitées celles-ci par leur objet normatif et utilitariste, permet de prendre à revers nombre d’idées reçues sur une numérisation généralisée des archives, possible ou souhaitable, qui serait un cas particulier de la numérisation du monde. Le présent texte se veut une apologie sans retenue des archives comme conglomérats de textes et d’objets, « qui prennent leur sens dans une série matérielle objective » (Anheim), sont situés dans le temps et l’espace des sociétés et ne sont pas seulement des textes ou des témoignages ; une apologie également des salles de lecture et d’une conception humaine, sensible, de l’approche des archives. La référence à Francis Ponge marque le souvenir d’une œuvre inclassable incitant à se mettre à l’écoute du monde comme une symphonie, par l’attention portée à « quelques pêches sur une assiette », « la serviette-éponge » au lavabo du restaurant, une chèvre… Vouée à la popularisation des inventaires regardés comme les chevaux de trait de l’archivistique, l’entreprise qui a abouti au portail Online archives of California mérite toute notre attention. Elle a permis d’articuler efficacement l’accès aux archives en ligne et un balayage global des fonds eux-mêmes, qui les débordent. Sa commande « browse » (browse collections, browse institutions, browse maps), croisée avec la commande search qui nous est plus familière, permet de signaler d’ensemble les originaux là où on les conserve. L’évocation du portail californien s’accompagne ici de plusieurs propositions de dispositifs informatiques adaptés au cas des archives françaises.
– Entretien avec Boris Charmatz : un danseur et chorégraphe, des archives et les aventures du temps, par Boris CHARMATZ et Georges CUER
– Exploitation des contenus versus analyse des documents : exemple des cahiers citoyens de 2019, par Marie-Anne CHABIN et Édouard VASSEUR
Le Grand débat national organisé par le gouvernement au début de l’année 2019 dans le contexte du mouvement social des Gilets jaunes a produit un matériau documentaire énorme dont le contenu a été converti en données textuelles pour être analysé à l’aide d’algorithmes. Les cahiers citoyens (environ 20 000) sont la composante papier de cet ensemble. Or, l’exploitation algorithmique a laissé de côté l’étude des supports, la présentation formelle, les écritures, les styles, autrement dit le « comment » à côté du « quoi ». Cet article s’attache à montrer que la méthode diplomatique, avec la grille de lecture et d’analyse définie par Jean Mabillon au XVIIe siècle, permet de dégager de très nombreuses informations sur les contributions et les contributeurs, données qui n’ont pas été collectées en tant que telles et n’ont donc pas été exploitées dans la synthèse officielle du Grand débat.