Pour les archivistes et la communauté nationale, il ne fait aucun doute que les archives sont des biens communs. Pour autant, sont-elles des communs au sens de la théorie des communs, à savoir qu’il n’y a pas de communs sans gouvernance collective et équitable ?
Au-delà des définitions, les coordinateurs ont aussi supposé que les pratiques des communs pourraient influencer les pratiques archivistiques. En d’autres termes, en quoi les archives communautaires sont-elles révélatrices de la distance entre biens communs et communs ? Suffit-il de mettre les archives à disposition de toutes et tous, de permettre leur réutilisation en open data pour en faire des communs ? Une gouvernance des archives publiques en tant que communs est-elle envisageable ou même souhaitable ?
Open data, wikidata, archives participatives, pratiques, communautaires et cahiers citoyens illustrent la diversité des approches et réflexions pour répondre de façon stimulante à ces questions. Par les contributions d’auteurs de différents champs scientifiques et professionnels, ce numéro de La Gazette des archives explore ainsi les archives sous l’angle des communs, en saisissant ces derniers comme levier pour réexplorer les pratiques archivistiques et poser la question de leur évolution.
Ce numéro a été piloté par Céline Guyon, Maîtresse de conférences à l’ENSSIB et co-responsable du master Archives Numériques (ARN), Valérie Larroche, Maîtresse de conférences en sciences de l’information communication à L’ENSSIB, et Cyril Longin, Directeur des Archives départementales de la Vendée.
SOMMAIRE
INTRODUCTION
Céline GUYON, Valérie LARROCHE et Cyril LONGIN
RELATIONS DE LA PROFESSION À L’OPEN DATA ET AU COMMUN : ÉTAT DE L’ART
– Archives et open data : quinze ans d’évolutions et d’interactions, par Anne-Laure DONZEL
En 2016, le terme « donnée » était introduit dans la définition des archives à l’article L211-1 du Code du patrimoine ; archives et données devenaient liées et ne pouvaient plus s’ignorer. La même année, la Loi pour une République numérique était promulguée, entérinant, entre autres, le principe d’ouverture des données publiques en France (open data). Les archivistes se sont intéressés très tôt à cette notion, les archives et l’open data étant deux branches du droit d’accès avec de forts enjeux sur la réutilisation des informations publiques. Au-delà du simple intérêt suscité, quel a été l’impact de l’open data dans la pratique archivistique française ? Après une dizaine d’années d’expériences, de pratiques, d’incertitudes et aussi d’échecs, il convient de revenir sur les liens entre open data et archives. Entre constat et prospective, cet article dressera un historique de ces liens, puis il analysera les raisons de ce bilan et enfin, il proposera des pistes d’action pour le futur.
– Archives and open data : fifteen years of developments and interactions (English version)
In 2016, the term data was introduced into the French juridical definition of archives, archives and data were linked and could no longer be ignored. The same year, France promulgated a law for digital, which include, among other things, the principle of open data by default. French archivists were involved in this concept, mainly with the right of access and major implications for the re-use of public information. What has been the impact of open data on French archival theory ? After a decade of experiments, practices, difficulties and failures, we need to look again at the links between open data and archives. This article embraces the history of these links, analyzes the reasons for this assessment and, finally, suggests possible courses of action for the future.
– Les données liées, Wikidata et les archives : une opportunité de contribution aux communs numériques, par Baptiste DE COULON
Les archivistes explorent depuis plusieurs années le potentiel de la plateforme participative en ligne Wikidata pour donner une visibilité aux ensembles de documents d’archives qu’elles et ils conservent. Cet article propose de faire un résumé de ces travaux et d’en tirer un bilan. Wikidata est, conformément à la philosophie de la Wikimedia Fondation qui la gère, un outil généraliste, ouvert à toutes et tous. Y participer permet aux archivistes de dépasser les logiques institutionnelles pour contribuer à la constitution d’un nouveau commun numérique. Par ailleurs, Wikidata utilise le modèle des données liées ouvertes. En ce sens, son utilisation constitue une très bonne introduction à ces nouvelles techniques qui sont au coeur de la récente et nouvelle norme de description archivistique Records in Contexts.
– Linked data, Wikidata and archives : situation update (English version)
For several years now, archivists have been exploring the potential of the participatory online platform Wikidata to give visibility to the collections of archival documents they preserve. This article summarizes and assesses this work. In keeping with the philosophy of the Wikimedia Foundation, which manages it, Wikidata is a generalist tool, open to all. Participating in it enables archivists to go beyond institutional logics and contribute to the creation of a new digital commons. Wikidata also uses the open linked data model. In this sense, its use is an excellent introduction to the new techniques at the heart of the recent Records in Contexts standard for archival description.
– Entretien croise. Les archives collaboratives aux Archives de la Vendée : entre communauté et commun ?, par Jean ARTARIT, Thierry HECKMANN et Cyril LONGIN
Les Archives départementales de la Vendée mènent depuis plus de 15 ans une politique collaborative inédite dans son envergure mais également dans sa gouvernance. Fruit de l’initiative d’un particulier, la base de données Noms de Vendée est administrée collégialement entre le Département et des administrateurs bénévoles. Son succès repose sur la souplesse et l’écoute des Archives vis-à-vis du citoyen-chercheur, sans chercher à le contrôler mais plutôt à l’accompagner. Plus qu’un commun, cet outil s’apparente davantage à un commun numérique dont les Archives fondent la légitimité.
– Collaborative archives at the Archives de la Vendée. Between community and common ? (English version)
For over 15 years, the Archives départementales de la Vendée has been pursuing a collaborative policy that is unprecedented in its scope, but also in its governance. The result of a private initiative, the Noms de Vendée database is administered collegially by the Département and volunteer administrators. Its success is based on the flexibility and attentiveness of the Archives towards the citizen-researcher, without seeking to control him but rather to accompany him. More than a common resource, this tool is more akin to a digital commons, whose legitimacy is founded on the Archives.
REPENSER LES PRATIQUES ARCHIVISTIQUES À L’AUNE DES COMMUNS
– Faire des archives des communs, un phénomène récent mais disparate, par Julien BENEDETTI
Nous sommes utilisateurs, souvent quotidiens, de l’encyclopédie Wikipédia ou des cartes
d’OpenStreetMap, sans savoir que ceux-ci constituent des communs. La notion de communs est désormais ancienne mais le domaine du numérique lui a donné un écho plus large. C’est d’ailleurs le lien entre communs et open data qu’analysent Valérie Larroche et Marie-France Peyrelong à travers l’article que les coordonnateurs de ce volume m’ont donné comme point de départ. L’article sera l’occasion d’initier une réflexion sur les communs et les archives.
Cet article ne cherchera pas à établir si les archives sont des communs, mais de quelle façon les archivistes doivent repenser leurs pratiques afin de fonder les archives comme communs.
Nous commencerons assez naturellement par définir la nature des communs. Une importante littérature permet de définir, parfois de façons différentes, la notion de communs. Pour autant, nous verrons qu’il est possible de dégager un consensus de critères pour la définir. Nous développerons ensuite les éléments qui lient ou éloignent la notion d’archives, au sens patrimonial, des communs. Au regard de l’article de Larroche et Peyrelong, nous pourrons analyser les similitudes de l’open data et de l’archive, et en ricochet, nous en inspirer pour une approche de l’archive comme communs. Enfin, il sera proposé, en conclusion, des pistes de terrains à étudier afin de confronter au sein de centres d’archives mes premières propositions.
– Making archives of the commons (English version)
Many of us are everyday users of the Wikipedia encyclopaedia or OpenStreetMap maps, without knowing that these are commons. The notion of the commons is an old one, but the digital age has given it a much broader meaning. It is the link between the commons and open data that Valérie Larroche and Marie-France Peyrelong analyse in the article that the coordinators of this volume have given me as a starting point. The article will provide an opportunity to start thinking about the commons and archives.
This article will not seek to establish whether archives are commons, but how archivists should rethink their practices in order to establish archives as commons.
We will begin quite naturally by defining the nature of the commons. A large body of literature defines the notion of the commons, sometimes in different ways. However, we will see that it is possible to identify a consensus of criteria for defining the commons. We will then develop the elements that link or distance the notion of archives, in the heritage sense, from the commons. In the light of Larroche and Peyrelong’s article, we will be able to analyse the similarities between open data and the archive, and in turn draw inspiration from them for an approach to the archive as commons. Finally, in conclusion, we will suggest possible areas for study, so that we can test our initial proposals in archive centres.
– Présences invisibles : les archives de communauté au Québec, par Annaëlle WINAND
Depuis les années 2010, les archives de communauté ont pris une place croissante dans les réflexions archivistiques, surtout dans le monde anglophone. Souvent motivées par l’échec des institutions traditionnelles à représenter fidèlement toutes les histoires de la société, ces initiatives permettent à différentes communautés de documenter leur histoire et mémoire par elles-mêmes. Elles sont également l’occasion pour les archivistes d’entamer des réflexions critiques sur les lacunes dans les archives, les biais archivistiques, ainsi que le rôle qu’iels jouent dans ces processus. Malgré son importance, ce concept n’est toutefois pas encore véritablement intégré aux réflexions archivistiques dominantes au Québec francophone. Bien que plusieurs initiatives québécoises pourraient être identifiées comme archives de communauté, elles restent souvent absentes des réflexions disciplinaires. Cette invisibilité participe d’une méconnaissance plus large du paysage archivistique québécois, en ce qui concerne les archives autres que publiques. Représentant selon une estimation plus de 90 % des centres et des services d’archives de la province, celles-ci restent toutefois peu étudiées et définies. À partir de ces décalages entre différentes réalités archivistiques, cet article soulève la question de la définition des archives de communauté tout autant qu’il invite à une exploration du paysage archivistique québécois à travers divers exemples.
– Invisible presences : community archives in Quebec (English version)
Since the 2010s, community archives have become an increasingly important part of archival thinking, especially in the English-speaking world. Often motivated by the failure of traditional institutions to accurately represent all of society’s histories, these initiatives enable communities to document their own history and memory. They are also an opportunity for archivists to reflect critically on gaps in the archives, archival biases, and the role they play in these processes. Despite its importance, however, the concept has yet to be fully integrated into mainstream archival theory in French-speaking Quebec. Although many initiatives in Quebec could be identified as community archives, they often remain absent from disciplinary thinking. This invisibility is part of a broader misunderstanding of the Quebec archival landscape when it comes to non-public archives. According to one estimate, they account for over 90% of the province’s archival centers and services, yet they remain little studied or defined. Based on these discrepancies between different archival realities, this article raises the question of defining community archives, as well as inviting us to explore the Quebec archival landscape through various examples.
– Les devenirs politiques de l’archive au prisme des communs, par Sylvia FREDRIKSSON
Entre janvier et mars 2019, après deux mois de crise sociale, d’occupation des ronds-points et de protestation dans toute la France, plus d’un million de français participent aux cahiers de doléances en rédigeant idées et revendications. Alors que les Archives, en tant qu’Institution, sont dépositaires de ce « trésor national », de nombreux collectifs en appellent à s’organiser pour faire de ces ressources le socle de processus démocratiques et d’un agenda politique à construire collectivement.
Dans ce contexte, cet article propose d’envisager les doléances en tant que « commun démocratique ». D’une part, les doléances peuvent être pensées en tant que bien commun, c’est-à-dire en tant que ressources administrées collectivement du point de vue de leur accessibilité, ainsi que le réclame les initiateurs de l’Appel de Guise. D’autre part, il s’agit de considérer comme des communs les espaces d’expérimentation politique qui peuvent se former « en pratiques » autour de ces ressources.
Partant de cette hypothèse, cet article montre dans un premier temps les transformations à l’oeuvre des pratiques archivistiques, et la manière dont celles-ci jouent un rôle de plus en plus essentiel dans nos sociétés en tant que pratiques sociales. Dans un second temps, cet article tente de montrer le continuum entre ces pratiques et la culture des communs qui se réactivent en France depuis le prix Nobel d’Elinor Ostrom en 2009.
En dressant ce continuum, l’autrice pose le postulat que des formes de partenariats publiccommuns pourraient émerger dans ce moment politique que constituent les doléances. Elle introduit la possibilité que les Archives puissent devenir des lieux d’émergence de praxis instituantes et territorialisées par la réactivation de processus démocratiques administrés en communs.
– The political future of archives through the prism of the commons (English version)
Between January and March 2019, after two months of social crisis, occupation and protests throughout France, more than a million French people participated in "the registers of grievances" by writing down ideas and demands. While the Archives, as an Institution, are depositories of this "national treasure", many collectives are calling on organizations to make these resources the basis of democratic processes and a political agenda to be built collectively. In this context, this article proposes to consider grievances as a "democratic common". On the one hand, grievances can be thought of as a common good, that is to say as resources administered collectively from the point of view of their accessibility, as the "Appel de Guise" 128 (Guise Appeal) calls for. On the other hand, it is a question of considering as commons the spaces of political experimentation which can be formed “in practice” around these resources. Based on this hypothesis, this article first shows the transformations taking place in archival practices, and the way in which they play an increasingly essential role in our societies as social practices. Secondly, this article attempts to show the continuum between these practices and the culture of the commons which has been reactivated in France since Elinor Ostrom’s Nobel Prize in 2009.
By establishing this continuum, the author postulates that forms of public-common partnerships could emerge through the political moment that the grievances constitute. She introduces the possibility that Archives could become places of emergence of instituting and territorialized praxis through the reactivation of democratic processes administered in common.
DÉBAT. CAHIERS CITOYENS : DE L’INTENTION DES COMMUNS À LA VOLONTÉ POLITIQUE
– Que faire des cahiers de doléances ? Eclairer les débats sur la mise en ligne à l’aune des recherches académiques et citoyennes, par Magali DELLA SUDDA
En juin 2024, une résolution transpartisane est déposée à l’Assemblée nationale pour faciliter la publication en ligne et en OpenAccess des « Cahiers de doléances ». Ces termes recouvrent différents types de registres : les « cahiers de doléances des ronds-points » ouverts dans les lieux d’action des Gilets jaunes pour rendre intelligibles les demandes ; les registres ouverts dans les Mairies lors de l’opération « Mairie ouverte » en décembre 2018 ; enfin les « Cahiers citoyens et d’expression libre » intégrés dans le dispositif du « Grand débat national » entre janvier et février 2019. Le Chef de l’Etat avait promis un accès en ligne à ces contributions. L’article examine la manière dont la publicité des contributions a été portée dans le débat public, il rend compte des réalités juridiques et techniques qui encadrent la communication et montre l’intérêt de ces documents pour la recherche et la vie démocratique. Il conclut sur la pertinence d’une consultation des différents Cahiers de doléances aux Archives départementales.
– What to do with the cahiers des doléances ? Shedding light on debates on putting online in the light of academic and citizen research (English version)
In June 2024, a transpartisan resolution was tabled at the National Assembly to facilitate the online and OpenAccess publication of "Cahiers de doléances", a set of registers of claims opened from November 2018 during the Yellow Vests until Marche 2019. These terms cover different types of registers : the "cahiers de doléances des rond-points" opened at Gilets jaunes action sites to make demands intelligible ; the registers opened in town halls during the "Mairie ouverte" operation in December 2018 ; and finally the "Cahiers citoyens et d’expression libre" integrated into the "Grand débat national" between January and February 2019. The Head of State had promised online access to these contributions. The article examines the way in which the publicity of contributions was brought into the public debate, reports on the legal and technical realities that frame communication, and shows the interest of these documents for research and democratic life. It concludes with the relevance of consulting the various Cahiers de doléances at the Archives départementales.
– Les cahiers de doléances 2019 : archives communes, extraordinaires et inédites, par Marie-Anne CHABIN
Les cahiers de doléances / citoyens produits dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes et du grand débat national (fin 2018-début 2019) sont des archives publiques « normales » au sens de la définition légale des archives : des documents adressés au gouvernement (mission du grand débat) et accueillis aux archives départementales via un versement préfectoral, comme tant d’autres archives. Le corpus (près de 20 000 cahiers) partage donc les caractéristiques d’autres traces écrites de l’expression populaire mais possède aussi son originalité archivistique.
Avec plus de 200 000 contributions, les cahiers forment une photographie de la France au début de l’année 2019, source incomparable pour l’étude du mouvement social et bien au-delà. Le point noir est l’accessibilité aux cahiers, en original aux archives départementales (avec de nombreuses restrictions en raison de la protection des données personnelles), ou sous forme de fichiers numériques via dérogation aux Archives nationales, et ce malgré la promesse gouvernementale de les mettre en ligne. Cet état de fait est dénoncé par de plus en plus d’élus, de chercheurs et d’acteurs de l’époque, plaçant les archivistes face à une demande sociale d’accès à des archives récentes non satisfaite…
– 2019 “notebooks of grievances” : ordinary and extraordinary records, yet unpublished (English version)
The citizen notebooks, commonly referred to as "notebooks of grievances”, produced in the context of the “Yellow Vests” movement and the Great National Debate (late 2018-early 2019), are “ordinary” public records according to the French legal definition of records/archives, i.e. documents addressed to the government (Great Debate Mission) then transferred to the local archives by local authorities, as so many other records. The corpus (almost 20,000 notebooks) shares the characteristics of other records written by the people, but also has its own archival originality.
With over 200,000 contributions, the notebooks provide a snapshot of France at the start of 2019, an incomparable source for studying the social movement and beyond. The black spot is the accessibility of the notebooks, in their original form at the Departmental Archives (with numerous restrictions due to the protection of personal data) and in the form of digital files at the National Archives with special authorization, this despite the government’s promise to make them available online. This point is underlined by an increasing number of elected representatives, researchers and citizens, confronting archivists with an unmet social request for access to records.
– Les cahiers citoyens, des archives comme les autres ?, par Agnès VATICAN
La collecte, au printemps 2019, des cahiers citoyens produits dans le cadre du mouvement social des Gilets jaunes, présente de nombreuses particularités, dans sa mise en oeuvre précoce, et pour les recherches originales et l’intérêt médiatique qu’ils suscitent depuis lors. Leur conservation et surtout leur mise à disposition du public viennent ainsi interroger le rôle social des archivistes et des archives, quasiment absent du débat public.
– Citizen notebooks, archives like any other ? Reflections through the prism of the Archives départementales de la Gironde (English version)
The collection, in the spring of 2019, of the "cahiers citoyens" produced as part of the social movement of the Yellow Vests, has many particularities, in its early implementation, and for the original research and media interest it has aroused since then. Their conservation and especially their availability to the public thus question the social role of archivists and archives, which is almost absent from the public debate.