Lors du forum « Archives et transparence » de Saint-Etienne en avril 2019, un nouveau regard s’est posé sur les archives et les archivistes : celui de leur rôle dans la société, consistant à garantir davantage de transparence dans l’action publique. Lorsqu’on interroge ce rôle, il apparaît en creux que les choix de collecte, de tri, de conservation… ne sont pas anodins mais engagent celui qui les prend, non seulement au regard de ses contemporains mais aussi des générations à venir. Mais les archivistes se perçoivent-ils comme exerçant une profession engagée ? Considèrent-ils leurs gestes professionnels au prisme de ce concept ?
Pour poursuivre cette réflexion, cette Gazette des archives interroge la notion d’engagement au travers du regard de jeunes archivistes, qui forment la majorité des auteurs des articles que vous trouverez dans ce numéro. Chez certains, l’engagement est préalable à l’exercice du métier. Pour d’autres, il s’agit d’un engagement professionnel. Une nouvelle question se pose alors : est-ce l’engagement qui fait l’archiviste ou l’archiviste qui fait l’engagement ?
Ce numéro a été piloté par Myriam Favreau, Françoise Hiraux et Mia Viel, sur une idée originale et avec le soutien de Céline Guyon.
SOMMAIRE
Le cadre institutionnel comme vecteur d’engagement
– Les archives savoyardes et leur rôle dans la construction identitaire nationale et locale (1860-1892), par Clarisse MARGUERETTAZ
– Archiviste d’après-guerre, archiviste engagé·e ? L’exemple des comités d’histoire interministériels, par Agnès ARENDO
– ATD Quart Monde et la mémoire de la grande pauvreté, des engagements pluriels, par Loïc BESNARD
– Identifier les archives que l’on ne collecte pas. L’exemple des archives publiques de l’immigration en Île-de-France, par Pierre MARCHANDIN
– Archives, patrimoine et engagements. Réflexions autour de trois situations vécues et observées, par Christian HOTTIN
Faire des archives une affaire personnelle : de l’engagement au militantisme
– Les associations de formations universitaires : formes d’engagements d’étudiants et de jeunes archivistes des années 2000 à nos jours, par Mia VIEL
– De médiateur de la donnée à écologiste de la donnée ? L’archiviste et les bases de données naturalistes, par Guillaume MORTIER
– Poursuite d’une lutte par l’archive. Le cas du militantisme antinucléaire alsacien, par Chloé MERTZ
– Identité militante, pratique et normes archivistiques : le cas des Instituts CGT d’histoire sociale fédéraux depuis 1982, par Rachel GUÉRIN
– Le Carhif-AVG (Bruxelles) : un centre d’archives en appui des mouvements des femmes, par Els FLOUR
– Pourquoi une sociologie du savoir archivistique est-elle nécessaire aujourd’hui ?, par Mathilde SERGENT-MIREBAULT
– Les archives de la lutte anti-sida. Témoignage d’une jeune archiviste engagée chez AIDES, association communautaire de lutte contre le VIH/sida et les hépatites virales, par Morgane VANEHUIN
RÉSUMÉS DES ARTICLES
Le cadre institutionnel comme vecteur d’engagement
– Les archives savoyardes et leur rôle dans la construction identitaire nationale et locale (1860-1892), par Clarisse MARGUERETTAZ
À travers l’étude de la création des Archives départementales de la Haute-Savoie et de la Savoie en 1860, cet article tente de décrire les enjeux archivistiques propres aux périodes de transition administrative. Il montre aussi qu’au-delà des enjeux patrimoniaux, les archives recouvrent aussi
des enjeux identitaires et diplomatiques. Si 1860 marque le rattachement de l’ancien duché de Savoie à la France, cette deuxième moitié de XIXe siècle est aussi affectée par le renforcement des nationalismes européens et l’essor de la discipline historique. L’enjeu de cet article est de comprendre comment ce triple contexte influe sur la manière de voir et de traiter les archives savoyardes. Les intérêts locaux et nationaux se rencontrent autour de cette question : à travers la mise en oeuvre des inventaires détaillés et la contribution au Musée des Archives départementales, les archivistes servent la construction de la « grande patrie » ; à travers l’écriture de l’histoire locale et la participation aux sociétés savantes, ils servent la construction de la « petite patrie ». C’est finalement autour de la revendication pour le retour des archives savoyardes conservées à Turin que ces intérêts, a priori antagonistes, convergent.
– Archiviste d’après-guerre, archiviste engagé·e ? L’exemple des comités d’histoire interministériels, par Agnès ARENDO
Les comités d’histoire interministériels chargés de l’étude et de la collecte des archives de la Seconde Guerre mondiale sont créés à des fins mémorielles et de recherche. L’objectif premier est de garder une trace écrite de la mémoire de celles et ceux qui n’en ont pas, en raison du caractère clandestin de leur lutte ou de leur statut, afin de mener à bien des recherches ultérieures. Ces comités, constitués d’un personnel diversifié, sont composés en majorité de membres de l’enseignement et de la recherche, mais également d’archivistes. Une méthode de collecte est mise en place et les résultats de cette dernière sont conséquents. Les archivistes sont au coeur de cette démarche, en tant que membres, mais également en tant qu’interlocuteur·ices avec les services d’archives chargés de conserver les archives des comités. Afin de préserver et d’assurer la mémoire des personnes invisibilisées pendant la Seconde Guerre mondiale, cet engagement, tant d’un point de vue militant que pour investir une démarche archivistique nouvelle, nous pousse à nous interroger sur l’objectif de notre profession. N’est-elle pas engagée en soi ?
– ATD Quart Monde et la mémoire de la grande pauvreté, des engagements pluriels, par Loïc BESNARD
Depuis la création d’ATD Quart Monde en 1957, son fondateur Joseph Wresinski a constamment incité les membres du mouvement à créer et préserver les archives qui constituent l’histoire de la grande pauvreté. L’implication des équipes productrices à travers le monde pour les transmettre résulte de sa volonté de rendre visibles et de représenter les populations les plus démunies. Depuis 2007, le Centre de mémoire et de recherche Joseph Wresinski (CJW) collecte, classe, conserve et communique à Baillet-en-France (Val-d’Oise) un fonds patrimonial unique de 2,5 km d’archives papier et 70 To de documents numériques. Il témoigne de l’histoire des personnes en situation d’extrême pauvreté ainsi que des luttes et réflexions menées par le mouvement depuis sa création. Sur demande et sous conditions, le CJW donne accès à ces documents d’une grande richesse (écrits de Joseph Wresinski, témoignages des personnes, dossiers d’actions, études, reportages photographiques, films, productions artistiques). Les utilisateurs se composent des membres du mouvement, de chercheurs, d’universitaires, de journalistes ainsi que de personnes issues de la grande pauvreté. À l’origine de partenariats avec des historiens et des chercheurs, les archives alimentent des travaux dans de nombreux domaines, et constituent un outil de formation et de mobilisation pour la société et la jeunesse. Quelles sont les différentes formes d’engagement d’ATD Quart Monde pour ses archives ? L’initiative (...) comment le mouvement a prolongé son action. Dans son retour d’expérience, l’archiviste professionnel témoigne de son implication au sein d’une association qui milite pour mobiliser la société contre la grande pauvreté comme de sa volonté de transmettre des bonnes pratiques archivistiques.
– Identifier les archives que l’on ne collecte pas. L’exemple des archives publiques de l’immigration en Île-de-France, par Pierre MARCHANDIN
Le constat selon lequel certains phénomènes historiques ou groupes sociaux sont peu représentés dans les archives publiques est ancien. Il est à l’origine de la mise en place de collectes d’archives privées remplissant les insuffisances de la documentation publique collectée. Toutefois, la collecte en elle-même est une opération qui n’est pas neutre, et peut aboutir pour diverses raisons à la non-collecte de documents qui pourraient documenter l’histoire des populations et des territoires dans lesquels les services publics d’archives s’inscrivent. Les archivistes s’engagent alors pour corriger ces biais, en établissant le bilan des collectes menées, et en réorientant au besoin leurs pratiques. En Île-de-France, les huit services d’archives départementales se sont accordés pour effectuer un bilan de la collecte des archives publiques de l’immigration, afin d’identifier la nature des documents bien présents dans leurs dépôts à l’issue de ces opérations de collecte, mais aussi ceux qui en sont absents, et qui gagneraient à être collectés pour mieux documenter un sujet touchant l’histoire personnelle d’un habitant de la région sur cinq.
– Archives, patrimoine et engagements. Réflexions autour de trois situations vécues et observées, par Christian HOTTIN
On propose dans cet article d’étudier différentes formes possibles d’engagement des professionnels du patrimoine et des archives. Après avoir tenté de qualifier les traits spécifiques de l’engagement des professionnels du patrimoine, et notamment des archivistes, sont envisagés trois cas de figure : l’expérience de la collecte des archives d’entreprises, des mouvements sociaux et des architectes au Archives nationales du monde du travail de Roubaix, la posture de "recherche impliquée" et participative des ethnologues oeuvrant au sein du ministère de la culture et les choix opérés par les futurs conservateurs du patrimoine au moment de choisir le nom de leur promotion.
Faire des archives une affaire personnelle : de l’engagement au militantisme
– Les associations de formations universitaires : formes d’engagements d’étudiants et de jeunes archivistes des années 2000 à nos jours, par Mia VIEL
Les associations étudiantes et de jeunes professionnels issus de formations universitaires se définissent autant par des objectifs de promotion que de défense de leur profession, tout en cherchant à peser sur les politiques et réformes liées au monde des archives. En ce sens, leur portée est tout aussi importante que celle des associations professionnelles dans le paysage associatif tourné vers les archives. S’interrogeant sur les différentes formes d’engagement des associations universitaires en archivistique, l’enjeu de cet article est d’analyser leurs modes d’interaction. Comment les étudiants et jeunes diplômés sont-ils parvenus à faire porter leur voix au niveau national ? Comment les relations interassociatives ont-elles évolué depuis leurs premières ébauches et où en sommes-nous ? En se focalisant sur un échantillon d’une dizaine d’associations ainsi que sur des projets tels que le Collectif A8, le Projet interassociatif d’organisation d’une journée d’étude ou Le Fonds de l’archive, cet article tente de mesurer l’impact de ces collaborations et les enjeux qu’ils mettent en lumière.
– De médiateur de la donnée à écologiste de la donnée ? L’archiviste et les bases de données naturalistes, par Guillaume MORTIER
Les bases de données naturalistes sont alimentées dans le but de fournir une matière pour la recherche scientifique et déterminer des politiques publiques pour la conservation de la biodiversité. Bien que participantes, les associations de protection de la nature et de l’environnement décrient une standardisation de la donnée dans un monde où l’information s’échange à grande échelle. L’archiviste, par ses compétences, peut-il intervenir dans ce domaine
et quelles solutions peut-il apporter ?
– Poursuite d’une lutte par l’archive. Le cas du militantisme antinucléaire alsacien, par Chloé MERTZ
Cet article permet à l’autrice d’aller à la poursuite de ses réflexions universitaires sur les logiques de collecte et de conservation militante à partir des données collectées dans le cadre d’un mémoire de recherche à l’ENSSIB. Sous le prisme archivistique, il s’agit d’envisager la continuité d’une lutte dans ses écrits, ses traces et sa mémoire. La question du patrimoine militant est interrogée en opposition aux processus institutionnels.
– Identité militante, pratique et normes archivistiques : le cas des Instituts CGT d’histoire sociale fédéraux depuis 1982, par Rachel GUÉRIN
Cet article présente l’adaptation des pratiques et normes archivistiques dans le cadre de l’activité militante, et plus particulièrement à travers une étude des usages au sein de fédérations de la Confédération générale du travail (CGT). Cinq d’entre elles se sont en effet dotées d’un Institut d’histoire sociale (IHS), dont les objectifs sont de préserver et de valoriser la mémoire du militantisme syndical, tout en favorisant un travail scientifique sur l’histoire de ces fédérations. Ces IHS légitiment et accroissent le travail effectué sur les archives, notamment en professionnalisant leur gestion par le personnel consacré à cette mission. Cet article montre les apports d’un mémoire de recherche qui a bénéficié du soutien de l’Association des archivistes financiers. Ce travail universitaire est ici présenté en trois parties qui approfondissent l’articulation entre ethos militant et normes archivistiques, la réflexion des professionnel·les sur les archives courantes et intermédiaires, et, enfin, le rôle des archives dans la bataille idéologique. Ce mémoire repose en partie sur une enquête orale, conduite à destination des archivistes des cinq fédérations, mais aussi de deux présidents d’IHS.
– Le Carhif-AVG (Bruxelles) : un centre d’archives en appui des mouvements des femmes, par Els FLOUR
Le Carhif ouvre ses portes en 1995 à Bruxelles. Vingt-sept ans après sa création, ses collections en font un centre reconnu et incontournable pour la recherche en histoire des femmes et du genre. Son financement, qui provient de la politique fédérale d’égalité des chances, scelle d’emblée un lien fort avec le féminisme d’État. Sa direction, qui est confiée quasi exclusivement à des historien·nes des différentes universités belges, fonde la connexion avec le milieu académique. Sa localisation crée un lien avec le mouvement associatif puisqu’il s’établit dans le nouveau centre Amazone à Bruxelles qui offre un hébergement à une vingtaine d’associations féminines et féministes. Le Carhif s’inscrit dans une démarche patrimoniale et scientifique, mais aussi militante : il mobilise l’histoire des femmes pour lutter contre les stéréotypes et sensibiliser à l’égalité des sexes. Plusieurs expositions, publications et dossiers pédagogiques témoignent de cette volonté. Récemment, le projet participatif « 50 ans de mémoire féministe » a stimulé des interactions enrichissantes entre le Carhif et les productrices d’archives des années 1970 à nos jours. Comme beaucoup de centres d’archives, le Carhif rencontre aussi des défis et doit repenser son fonctionnement au rythme des changements dans le monde associatif qu’il appuie dans la conservation de son passé.
– Pourquoi une sociologie du savoir archivistique est-elle nécessaire aujourd’hui ?, par Mathilde SERGENT-MIREBAULT
Sur l’envers des archives, il faut apprendre à écouter le bruit de l’atelier, celui des services d’archives où une multitude d’actrices et d’acteurs du patrimoine travaillent quotidiennement pour conserver ces traces signifiantes de notre société. À l’époque des archives nativement numériques et de leur consultation sur Internet par une variété de publics, l’ensemble du personnel des archives déploie à chaque échelle du territoire des méthodes, des techniques et de nouveaux savoir-faire afin de continuer de transmettre les archives dans la durée. À partir d’une enquête au sein d’un service d’archives départementales, nous avons observé comment le numérique affectait l’environnement professionnel mais aussi comment il modifiait le rapport au sens, à l’autre ou encore au passé. Notre recherche s’inscrit dans cette actualité vive où le savoir archivistique est en pleine mutation avec l’arrivée du numérique. Faire une sociologie du savoir archivistique consiste à orienter notre focale sur ces professionnel·les qui construisent aujourd’hui un édifice patrimonial complexe, constitué d’une variété de sources, du papier au numérique.
– Les archives de la lutte anti-sida. Témoignage d’une jeune archiviste engagée chez AIDES, association communautaire de lutte contre le VIH/sida et les hépatites virales, par Morgane VANEHUIN
Tôt dans son histoire, AIDES s’est intéressée au devenir de ses archives. Depuis, cette association historique de la lutte contre le VIH/sida et les hépatites virales se dote lentement d’une fonction archives, pérennisée depuis 2018 seulement. La confrontation entre les connaissances archivistiques acquises à l’université et les réalités du travail au sein de l’association amène à réinterroger sa propre pratique professionnelle. Il apparaît ainsi nécessaire de replacer la démarche communautaire au coeur même de la fonction archives.