Faut-il aujourd’hui parler d’une archivistique globale, très interconnectée par un réseau complexe de relations entre les acteurs, ou doit-on encore parler d’archivistiques nationales qui s’échangent et s’empruntent mutuellement ? L’archivistique s’appuie sur de grands principes largement partagés : les bonnes pratiques comme les normes couvrent des champs de plus en plus vastes, les emprunts à d’autres cultures professionnelles se multiplient, les systèmes archivistiques semblent toujours plus modelés par une terminologie, des savoir-faire et des concepts mondialisés. Mais n’est-ce pas un effet en trompe-l’œil ? Entre transposition et traduction, réappropriation et résistances, quelle place reste-t-il aux archivistiques nationales ? Ne s’agit-il pas désormais de simples nuances, d’approches différenciées, peut-être de traditions ou de cultures ? Quels sont les jeux d’échelle et les niveaux d’analyse pertinents ? Assiste-t-on à une uniformisation de l’offre, une harmonisation, une mutualisation ou à des recompositions nationales, voire infranationales ?
Ce numéro a été coordonné par Bénédicte Grailles et Patrice Marcilloux, respectivement maîtresse de conférences et professeur d’archivistique à l’université d’Angers.
En supplément dans ce numéro, les deux premiers lauréats du nouveau soutien de l’AAF à la recherche étudiante en archivistique font découvrir leurs travaux à travers deux articles.
SOMMAIRE
– L’archivistique-monde, dans quel(s) sens ?, par Aurore FRANÇOIS
– La bibliothèque comme reflet du monde globalisé : mythes et réalités des Alexandrie contemporaines, par Florence ALIBERT
– La valorisation de l’expertise patrimoniale française à l’international : enjeux et perspectives, par Marie MAUNAND
– Madagascar, Comores : aux marges de la mondialisation, des systèmes archivistiques sous influence ?, par Charly JOLLIVET
– Normalisations, standardisations, modélisations : acculturations professionnelles ou uniformisations identitaires ?, par Bénédicte GRAILLES
– Normalisation internationale, enjeux archivistiques nationaux : concilier l’irréconciliable ?, par Charlotte MADAY
– Vers une internationalisation du vocabulaire professionnel ? La terminologie archivistique à la lumière de trois concepts fondamentaux, par Étudiants du master 2 « Archives » de l’université d’Angers (promotion 2018-2019)
– Vers une archivistique mondialisée ? Une réflexion sur les fondements d’une communauté professionnelle à l’échelle internationale, par Didier GRANGE
– Vers une archivistique mondialisée responsable ?, par Damien HAMARD
Supplément : un nouveau soutien de l’AAF à la recherche en archivistique
– Présentation, par Dominique NAUD
– L’état civil sénégalais aujourd’hui, de l’enregistrement à l’archivage : les difficultés d’un outil de bonne gouvernance et de respect des droits humains, par Kévin FOUQUET
– Christian Prigent et le moment de la collecte : un tournant dans la perception des archives littéraires, par Mia VIEL
RÉSUMÉS DES ARTICLES
– L’archivistique-monde, dans quel(s) sens ?, par Aurore FRANÇOIS
– La bibliothèque comme reflet du monde globalisé : mythes et réalités des Alexandrie contemporaines, par Florence ALIBERT
Les bibliothèques ne sont pas exclues des phénomènes de mondialisation. La standardisation des pratiques bibliothéconomiques, portée par les associations professionnelles internationales en est une expression évidente. Mais c’est l’implantation, puis l’hégémonie, des collections numériques dans les bibliothèques de recherche qui marque sans doute le point le plus visible de cette tendance. Quelques grands éditeurs, dont certains en situation de quasi-monopole, comme Elsevier, participent de l’uniformisation de l’offre documentaire à l’échelle mondiale, malgré une nette progression des publications en libre accès. Quels que soient les marqueurs de cette mondialisation des bibliothèques, allant des pratiques de leurs professionnels à un mimétisme de leurs services ou de leurs collections, tous semblent concourir à la réanimation d’une image fantasmée traversant l’imaginaire des bibliothécaires : le rêve de rebâtir une bibliothèque d’Alexandrie nouvelle formule, temple culturel universel et numérique regroupant les savoirs humains de façon exhaustive, possibilité peut-être offerte par le développement massif des collections numériques, leur transmission sans embargo financier et leur conservation pérenne.
– La valorisation de l’expertise patrimoniale française à l’international : enjeux et perspectives, par Marie MAUNAND
À l’instar d’autres champs de l’action publique, les savoir-faire patrimoniaux se trouvent depuis quelques années au cœur d’un nouveau secteur de l’expertise technique dont le volume d’activité au niveau international est en constante progression. L’apparition de ce paysage s’explique notamment par la croissance des pays émergents qui disposent de capacités d’investissement dans des projets d’envergure ayant une composante patrimoniale et pour lesquels ils bénéficient du soutien financier de bailleurs de fonds.
– Madagascar, Comores : aux marges de la mondialisation, des systèmes archivistiques sous influence ?, par Charly JOLLIVET
Madagascar et les Comores, pays insulaires du sud-ouest de l’océan Indien jadis rassemblés dans une même entité administrative, se situent à bien des égards aux marges de la mondialisation, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de puissances économiques modestes si l’on se réfère à leur PIB. Leurs systèmes archivistiques se sont construits progressivement sur les bases héritées de la période coloniale irrigués par les nombreuses cultures avec lesquelles ces États sont en contact. Fragiles et tout à fait singuliers, surtout avec un regard occidental, ces systèmes sont encore largement méconnus. Cet article interroge leur perméabilité aux influences étrangères, notamment française et de la communauté archivistique internationale. Il cherche également à voir s’ils se fondent ou non dans ce que l’on pourrait appeler une archivistique-monde – concept mis en avant par la journée d’étude angevine – et s’ils peuvent à leur tour contribuer à l’enrichir.
– Normalisations, standardisations, modélisations : acculturations professionnelles ou uniformisations identitaires ?, par Bénédicte GRAILLES
La norme a pour objectif d’harmoniser des pratiques ou d’aligner des techniques. Instrument d’influence porté par des réseaux, elle a envahi à divers degrés la pratique archivistique, son outillage intellectuel et technique. Son objectif est d’harmoniser donc d’uniformiser. De quelle manière provoque-t-elle un recul des pratiques nationales ? Plusieurs constats peuvent être dressés : d’abord une accélération et une densification non seulement des normes mais de l’intérêt que les professionnels lui portent en France dans les années 2000, l’importance des échanges professionnels à l’échelle transnationale comme facteur déclenchant, un déséquilibre entre les différents acteurs de la normalisation au profit essentiellement d’institutions américaines, une irruption d’acteurs non archivistes sur le terrain de l’archivistique. Si l’ensemble de ces constats dessine un contexte favorable à l’acculturation archivistique, on observe néanmoins des stratégies de résistance, au premier rang desquels on trouve la norme juridique et une assimilation privilégiée des normes qui peuvent être modelées et adaptées aux pratiques nationales. Pour autant la standardisation des concepts et des vocabulaires agit lentement et en profondeur et tend à écrêter toute position originale.
– Normalisation internationale, enjeux archivistiques nationaux : concilier l’irréconciliable ?, par Charlotte MADAY
L’engagement de l’Association des archivistes français (AAF) dans la construction de lignes directrices pour le métier des archives s’est, entre autres, matérialisé dans sa participation aux comités de normalisation nationaux pour la construction de normes volontaires. Parmi ces comités, la Commission nationale 46-11, dédiée aux archives et documents d’activité, est présidée par l’AAF depuis 2014. Cette présidence assure l’association d’être également représentée dans les instances miroir internationales, et plus particulièrement dans l’Organisation internationale de normalisation (ISO). Les textes relatifs à la gestion des documents d’activité sont en effet composés en totalité de textes issus de la réflexion internationale, résultant de la mise en commun des pratiques métiers des pays participants. La naissance d’un texte normatif est donc le fruit d’un consensus décisionnel issu d’un ensemble de pratiques communes. Ce travail ne s’accomplit cependant non sans heurts ni anicroches ; les enjeux de pouvoir, le lobbyisme et les absences de représentation peuvent aussi affaiblir ce consensus et réduire la portée et l’adoption du contenu des textes dans la pratique. Nous inviterons donc le lecteur à découvrir le travail de construction d’une norme, de l’idée vers l’adoption du texte définitif, des enjeux et du travail toujours fragile de recherche du consensus pour parvenir à un texte opérationnel.
– Vers une internationalisation du vocabulaire professionnel ? La terminologie archivistique à la lumière de trois concepts fondamentaux, par les étudiants du master 2 « Archives » de l’université d’Angers (promotion 2018-2019)
L’objet de cet article est d’examiner, à travers six revues, Comma – la revue du Conseil international des archives –, Archivaria et Archives – revues canadienne et québécoise –, The American Archivist , Archival Science et International Journal on Recorded Information – revues américaines – et La Gazette des archives, les usages en termes de terminologie archivistique pour désigner les notions suivantes : « records management », « respect des fonds » et « registratur ». Existe-t-il une acculturation, une intégration dans la langue nationale, une traduction ou au contraire un rejet des termes étrangers ? À travers le vocabulaire, existe-t-il volonté de normalisation des pratiques ou de comparaison des pratiques ? Dans ce domaine, les enjeux symboliques sont importants. Le choix du mot dans une langue et non de sa traduction est aussi une reconnaissance de paternité ou du moins de spécificités. Deux attitudes semblent se dégager, avec d’un côté des revues anglophones qui privilégient systématiquement la version anglaise quitte à gommer les spécificités étrangères et de l’autre des revues qui ménagent une variété d’expressions en fonction des réalités décrites, comme dans Comma où les auteurs conservent la version du terme relative à leur langue, l’expliquent, la définissent ou la complètent par d’autres traductions.
– Vers une archivistique mondialisée ? Une réflexion sur les fondements d’une communauté professionnelle à l’échelle internationale, par Didier GRANGE
Si pendant longtemps les archivistes ont suivi des pratiques archivistiques nationales, est-ce encore le cas aujourd’hui ? L’auteur présente quatre constats qui tendraient à démontrer qu’une archivistique que l’on pourrait qualifier de mondialisée prend de la vigueur. À terme, celle-ci devrait non seulement se combiner avec les archivistiques nationales, et peut-être même les supplanter.
– Vers une archivistique mondialisée responsable ?, par Damien HAMARD
Supplément : un nouveau soutien de l’AAF à la recherche en archivistique
– Présentation, par Dominique NAUD
– L’état civil sénégalais aujourd’hui, de l’enregistrement à l’archivage : les difficultés d’un outil de bonne gouvernance et de respect des droits humains, par Kévin FOUQUET
Cet article a vocation à présenter les apports du mémoire de recherche en archivistique sur l’état civil sénégalais qui est l’un des deux travaux de recherche qui ont fait l’objet d’un soutien financier de l’Association des archivistes français. Son introduction explique d’abord les motivations qui ont conduit au choix de ce sujet et le replace dans son contexte, en présentant l’importance de l’état civil et de ses archives pour la bonne gouvernance et les droits humains, ainsi que la situation de l’état civil dans le monde. Puis il détaille chacun de ses apports à la recherche ; le premier retenu est l’originalité de la thématique choisie et le fait que cette étude soit transposable à d’autres pays. L’article souligne ensuite l’éclairage apporté par ce travail sur les solutions de pérennisation de l’état civil mises en place, dans le pays qui sont principalement axées sur l’informatisation au détriment du papier. Il fait également état des apports au regard des dysfonctionnements de l’état civil et de leurs raisons. Le poids de l’héritage colonial ainsi que la négligence administrative due à un manque de moyens sont évoqués. Enfin, cet article se conclut par une présentation des difficultés rencontrées et comment l’important corpus bibliographique constitué les pallie et peut également aider de futures recherches sur des sujets connexes.
– Christian Prigent et le moment de la collecte : un tournant dans la perception des archives littéraires, par Mia VIEL
Cet article s’articule sur le moment de la collecte pour faire émerger l’affect qu’il suscite et analyser sommairement une perception d’écrivain sur ses archives littéraires. L’expérience de Christian Prigent, poète contemporain ayant réalisé plusieurs dépôts à l’IMEC, témoigne du tournant qu’est le transfert des documents de la maison de l’auteur vers l’institution de conservation. Quatre sensations (le « friselis du prestige », la « fierté », le « militantisme intellectuel » et l’« aération ») attestent du ressenti multidimensionnel du moment de la collecte et singularise perception et relation entre un auteur et ses documents. De plus, le transfert peut être présenté comme transitoire puisqu’un changement de dénomination s’opère, muant les « documents de travail » en « documents d’archives ». Le service dépositaire, de son côté, institutionnalise les documents et fige leur nouvelle qualification en les présentant aux publics, essentiellement composés de chercheurs, en tant qu’archives littéraires d’un écrivain. Les documents qui ne font pas l’objet d’un transfert, eux, mettent en exergue les sélections préalables de l’auteur à la collecte. Ainsi, ne sont archives littéraires que ce que l’écrivain souhaite désigner comme telles.