En 1989, Arlette Farge publie Le goût de l’archive. Elle y décrit ce que tout·e historien·ne a pu vivre : une relation intime aux sources primaires – que l’on s’approprie physiquement et intellectuellement –, qui s’inscrit dans un espace particulier, la salle de lecture. Cette relation intime conditionne pour partie l’interprétation de nos sources et le récit du passé que nous en tirons.
Aujourd’hui, la mise en données des sources primaires bouleverse cette relation intime : nous consultons des corpus en ligne, et nos séjours en centres d’archives sont transformés par de nouveaux usages, à l’exemple de l’appareil photo.
Ce numéro de La Gazette des archives est la première capture d’un projet qui questionne l’évolution de ce lien au document d’archives. Archivistes et historien·nes s’interrogent : à l’ère numérique, les archives ont-elles toujours le même goût ?
Ce numéro a été conjointement coordonné par Frédéric Clavert, professeur assistant en histoire contemporaine (université du Luxembourg), et Caroline Muller, maîtresse de conférences en histoire contemporaine (université Rennes 2).
SOMMAIRE
– Introduction, par Frédéric CLAVERT et Caroline MULLER
– La fabrique de l’archive : le rituel de la collecte des archives, par Céline GUYON
– La salle de lecture, hors du temps et de l’espace ?, par Julien BENEDETTI
– Le numérique : beaucoup de gestes pour un meilleur partage ?, par Dominique NAUD
– Les jeunes historiens rêvent-ils d’archives numériques ?, par Sébastien POUBLANC
– De la source à l’image : y a-t-il une philologie numérique ?, par Julie GIOVACCHINI
– Faire de l’histoire, un casque sur les oreilles : le goût de l’archive radiophonique, par Céline LORIOU
– Le goût des photographies anciennes en ligne : de la mise en bouche à l’indigestion, par Louis BALDASSERONI et Damien PETERMANN
– De la Wayback Machine à la bibliothèque : les différentes saveurs des archives du Web, par Valérie SCHAFER
– Le goût de l’API, par Frédéric CLAVERT
– Les archives au goût du jour ?, par Véronique SERVAT
RÉSUMÉS DES ARTICLES
– Introduction, par Frédéric CLAVERT et Caroline MULLER
– La fabrique de l’archive : le rituel de la collecte des archives, par Céline GUYON
Récit personnel dans lequel l’auteur se livre à une forme d’introspection des pratiques liées à la collecte des archives. Cette approche sensible du geste de collecter est l’occasion pour l’auteur de s’interroger sur le répertoire des émotions que mobilise l’archiviste, à l’occasion de cet acte fondateur de la mise en œuvre du processus de patrimonialisation des archives.
– La salle de lecture, hors du temps et de l’espace ?, par Julien BENEDETTI
La numérisation, par les chercheurs comme par les particuliers, bouscule le rapport à la salle de lecture. Ces nouvelles pratiques entraînent notamment une nouvelle relation à l’espace et au temps. Par la captation qu’ils en font dans des fichiers numériques, les lecteurs font sortir les archives de la salle. Ils étendent leur espace de travail et d’analyse des corpus. Le temps est lui réévalué de façon contradictoire. Le temps de présence dans les centres d’archives se réduit là où celui de la consultation des copies peut s’étendre à l’envi. L’article se propose d’interroger cette nouvelle relation à la salle de lecture et à la consultation des archives, que cela soit par rapport à la matérialité des documents ou aux rôles des archivistes.
– Le numérique : beaucoup de gestes pour un meilleur partage ?, par Dominique NAUD
Toutes les disciplines s’intéressent actuellement au numérique. Pour ce qui concerne les historiens et les archivistes, la question est de savoir si de nouvelles perspectives de collaboration émergent grâce au numérique. Tout d’abord, la constitution même d’un matériau numérique, résultat de l’implication de services d’archives avec l’appui de leurs équipes internes, de prestataires ou encore de bénévoles, a permis l’expérimentation par des historiens de nouveaux types d’exploitation des archives. Des techniques de marquage et de repérage à l’intérieur des textes, d’abord des transcriptions et désormais pouvant s’exercer directement sur des écritures anciennes et s’appuyant sur des langages formels comme l’XML se développent. La description des archives qui doit être accessible partout et dans tous les systèmes nécessite également une certaine standardisation, y compris sur un plan international. Les données elles-mêmes doivent être accompagnées d’éléments de description, les métadonnées. Tous ces gestes de création de documents numériques, d’insertion d’éléments de repère et de structuration sont pratiqués par des individus ou institutions isolément, mais peuvent déboucher également sur des aventures collectives. Le développement des expériences participatives comme les annotations, transcriptions ou l’indexation fait appel au goût pour l’histoire, à la recherche de sens. C’est une autre manière d’aller à la rencontre des usagers qui fréquentent moins les salles de lecture. Tout cela ne s’improvise pas, cette communauté doit être soutenue et accompagnée. De même, le travail conséquent qu’il convient de mener sur les données pour qu’elles servent au plus grand nombre doit être reconnu. Ce préalable d’une indispensable constitution de réservoirs d’informations de qualité, bien identifiées, échangeables facilement permet d’envisager un meilleur partage des connaissances sous forme, par exemple, de fructueux partenariats entre les institutions culturelles et de travaux interdisciplinaires sortant des cloisonnements habituels.
– Les jeunes historiens rêvent-ils d’archives numériques ?, par Sébastien POUBLANC
Trente ans après la publication du livre d’Arlette Farge, que reste-t-il des pratiques et des usages tendrement décrits par l’historienne ? Depuis lors, le numérique est devenu chose courante : les services d’archives sont passés au numérique, certaines archives sont nées directement sous ce format et l’appareillage technique des historiens a suivi la technicisation de notre société. Pour autant, les historiens actuels sont-ils devenus des historiens « numériques » ? De quelle manière la numérisation de leurs usages et de leurs pratiques a-t-elle changé leur rapport aux sources ? S’il n’est pas possible de répondre précisément à ces questions, cet article propose des éléments de réponses en se fondant sur l’expérience pédagogique des Tribulations historiennes, projet d’écriture faisant raconter aux étudiants d’histoire moderne et contemporaine leur quotidien en billets de blogs. La lecture de leurs billets permet de dessiner ainsi une génération partagée entre deux pratiques du métier d’historien : aux méthodes classiques de l’histoire, ses membres superposent des pratiques numériques instinctives, sans parfois même s’en rendre compte. Les deux cohabitent et donnent à voir des étudiants hybrides, aux pratiques scripturaires tout autant que numériques.
– De la source à l’image : y a-t-il une philologie numérique ?, par Julie GIOVACCHINI
Cet article s’intéresse à la place qu’occupe la numérisation des images des sources manuscrites dans les pratiques philologiques actuelles. Pourquoi la philologie classique est-elle une discipline dont l’exercice nécessite un accès, quelle que soit la forme de cet accès, à de telles images ? Quels sont les gains liés à l’émergence de ressources numériques pour l’édition des textes antiques ? Quelles sont les limites inhérentes à ces supports virtuels ? La révolution numérique modifie profondément le monde de la philologie classique, et soulève des questions nouvelles en tentant d’en résoudre de très anciennes.
– Faire de l’histoire, un casque sur les oreilles : le goût de l’archive radiophonique, par Céline LORIOU
Cet article met en avant la dimension sensible attachée à l’écoute d’archives radiophoniques, qui contribue à développer chez l’historien ou l’historienne un réel goût pour ces documents sonores numériques ou numérisés. Le travail sur ces archives audiovisuelles est grandement facilité depuis l’instauration d’un dépôt légal sur l’audiovisuel en 1992, qui prévoit la conservation et la consultation de ces documents à l’Inathèque. Cependant, ce travail ne peut se faire sans l’intermédiaire de logiciels spécifiques qui contribuent à redessiner les pratiques de recherche des historiens et historiennes tout en maintenant le caractère indispensable de la contextualisation à l’aide d’archives écrites. L’article souligne également l’intérêt de ces sources radiophoniques pour étudier l’implication de la communauté historienne dans la transmission des savoirs historiques vers un public plus large.
– Le goût des photographies anciennes en ligne : de la mise en bouche à l’indigestion, par Louis BALDASSERONI et Damien PETERMANN
Fruit des expériences quotidiennes de deux doctorants dont les photographies ne constituent pas les sources principales, cet article vise à éclairer les enjeux de la mise en ligne croissante de photographies anciennes numérisées pour la recherche. Si cette amélioration importante de leur accessibilité peut contribuer à les rendre moins secondaires pour les historiens, les problématiques de disparité des corpus et de gestion efficace des sources persistent. Des questions se posent également concernant la contextualisation, avec la qualité très variable des métadonnées, et les possibilités effectives de réutilisation de ces images.
– De la Wayback Machine à la bibliothèque : les différentes saveurs des archives du Web, par Valérie SCHAFER
Filant la métaphore culinaire, cet article interroge le « changement de régime » qu’entraîne le recours aux archives du Web. Revenant à la fois sur les saveurs qu’elles dégagent, sur la manière de les servir et de s’en servir, il s’agit avant tout de penser la capacité de celles-ci à se marier à ce qui fait le sel de l’histoire et à composer des menus originaux. Ce parcours est une invitation à penser, à travers notamment des retours d’expérience sur une période qui va de 2011 à aujourd’hui, mais aussi d’autres références historiographiques, des enjeux tels que les techniques de fouille, d’analyse, de partage, mais aussi les limites qu’elles rencontrent.
– Le goût de l’API, par Frédéric CLAVERT
L’émergence des réseaux sociaux numériques comme Twitter permet d’accéder à de nouvelles sources. En flux, elles ne sont captables que par l’usage d’une interface de programmation applicative, un dispositif informatique permettant, notamment, de moissonner des données. Un projet de recherche autour des échos du centenaire de la Grande Guerre sur Twitter m’a ainsi fait basculer du monde historien si bien décrit par Arlette Farge vers le monde de l’histoire par les données et vers une réflexion autour des notions de bricolage et de temporalité.
– Les archives au goût du jour ?, par Véronique SERVAT
Le 14 novembre 2018 a eu lieu aux Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine une journée d’étude consacrée au « Goût de l’archive à l’ère numérique ». Introduite par Françoise Banat-Berger, en tant que directrice des Archives nationales, cette journée a notamment été l’occasion d’un échange entre Arlette Farge, historienne et autrice du Goût de l’archive (1989) et Sean Takats, directeur des projets Zotero et Tropy, professeur associé à l’université George Mason. Modérée par Emmanuel Laurentin, cette discussion a permis un échange stimulant autour de l’expérience sensorielle et de l’émotion provoquées par les archives, hier et aujourd’hui.