La question du lien entre archives et démocratie est néanmoins très vaste pour être traitée dans un seul article, en raison de la pluralité des angles pouvant être traités : transparence démocratique, délais de consultation, archives ministérielles, dualité entre les archives dites publiques et celles dites privées, législation, etc. ; et cela sans prendre en compte les particularités que connaît chaque pays. C’est pourquoi nous avons choisi de rester dans une certaine généralité, s’empêchant par moment d’aller au bout de la question. L’ambition de cet article est avant tout de sensibiliser le citoyen et la société civile sur son droit dans une démocratie de pouvoir consulter les archives produites par les institutions publiques, par les gouvernements, par les cabinets des ministres, etc.
L’article est proposé comme une interview en cinq questions abordant chacun un angle différent : l’importance des archives pour la démocratie, la gouvernance responsable et transparente, les archives produites lors d’élections et les contraintes sur la consultation directe des archives. Chaque association est à l’initiative de la rédaction d’une des questions, à l’exception de la première qui a bénéficié d’une écriture collective : c’est pourquoi ces dernières sont signées par l’une des associations.
Avant de passer aux questions, on vous propose une présentation succincte des associations autrices.
-* Association des archivistes français (AAF)
Fondée en 1904, l’Association des archivistes français (AAF) regroupe aujourd’hui plus de 3.000 professionnels des archives du secteur public comme du secteur privé.
Consciente du défi que représente dans le monde contemporain la maîtrise de la production documentaire et de l’information qu’elle renferme, désireuse de faire entendre la voix de la profession face aux défis qui se présentent à elle, l’Association a pour objet l’étude des questions intéressant les archives et les archivistes, ainsi que la promotion et la défense des intérêts de la profession, par tous les moyens appropriés.
Elle se définit ainsi comme un organe permanent de réflexion, de formation et d’initiative au service des sources de notre mémoire, celles d’hier comme celles de demain.
Ses principaux objectifs sont la promotion de la profession, l’édition de publication sur les archives pour un large public, l’organisation de nombreux colloques et journées d’étude et la formation continue des professionnels des archives.
-* Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB)
L’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB asbl) est une association représentant les archivistes et gestionnaires de l’information francophones de Belgique. Fondée en 2005 à l’initiative d’une dizaine de personnes, l’AAFB se veut une association dynamique et à l’écoute des attentes et des besoins de ses membres. L’association réunit plus de 150 membres qui partagent une passion et un métier communs : la gestion et la valorisation des archives et de l’information.
L’association a pour buts de favoriser les contacts et de développer la collaboration entre les professionnels, de promouvoir le métier d’archiviste et gestionnaire de l’information ainsi que de sensibiliser à la conservation, à l’utilisation et à la valorisation des archives, considérées comme instrument d’administration, comme fondement du droit, comme élément du patrimoine culturel et comme l’une des sources de l’histoire.
-* Association des archivistes du Québec (AAQ)
Fondée en 1967, l’Association des archivistes du Québec (AAQ) regroupe près de 600 membres, archivistes et spécialistes de l’archivistique, qui œuvrent au sein des organismes publics et privés afin d’assurer une saine gestion des documents et des archives. Elle a pour mission de regrouper les personnes physiques ou morales qui adhèrent aux valeurs fondamentales de l’Association et qui offrent à leurs clientèles des services liés à la gestion de l’information. Elle fournit également à ses membres des services en français propres à assurer le développement, l’enrichissement et la promotion de leur profession. L’AAQ intervient dans différents dossiers pour promouvoir l’expertise des archivistes, dont les normes en gestion documentaire, les normes de description des documents d’archives définitives ainsi que la révision de lois dont des éléments concernent la gestion de l’information, des données et des documents. En plus d’être présente sur le territoire québécois, l’AAQ est active et siège sur divers comités et instances nationales (Conseil canadien des archives, Comité directeur sur les archives canadiennes) et internationales (Conseil international des archives).
-* Veräin vun de Lëtzebuerger Archivisten – Association des Archivistes Luxembourgeois (VLA)
Le Veräin vun de Lëtzebuerger Archvisten (VLA), est une association sans but lucratif fondée le 9 juin 2014 qui compte actuellement 100 membres individuels et institutionnels. Le VLA, par ses statuts, adhère aux principes prévus dans la Déclaration universelle des archives de l’ICA et dans le code de déontologie des archivistes.
Ses missions principales consistent à : la mise en réseau et la coopération entre ses membres ; la formation (continue) de ses membres ; l’organisation de conférences scientifiques dans le domaine de l’archivage ; la création de relations avec des organisations nationales et internationales aux objectifs similaires ; le conseil professionnel de ses membres ; l’élaboration de prises de position et d’avis par rapport aux développements nationaux et internationaux dans les domaines de l’archivage (lois, élections, déontologie,…) et la promotion de l’archivage, du métier d’archiviste et des archives dans l’opinion publique.
Ses activités principales sont l’organisation du Mois des archives, l’organisation de la Journée des archivistes (un colloque scientifique international à l’occasion de la Journée internationale des Archives le 9 juin) et l’organisation d’une rencontre mensuelle autour d’un événement (exposition, conférence, visite guidée, etc.).
1) De quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’archives ? Est-ce le même concept en Belgique, en France, au Luxembourg et au Québec du point de vue législatif ?
Pays | Belgique | France | Luxembourg | Québec |
Définition | Documents datant de plus de 30 ans conservés par les tribunaux de l’ordre judiciaire, le Conseil d’État, les administrations de l’État, les provinces et les établissements publics qui sont soumis à leur contrôle ou à leur surveillance administrative étant déposés - sauf dispense régulièrement accordée - en bon état, ordonnés et accessibles aux Archives de l’État. Les documents datant de plus de trente ans conservés par les communes et par les établissements publics qui sont soumis à leur contrôle ou à leur surveillance administrative peuvent être déposés aux Archives de l’État. (Article 1 de la Loi relative aux archives) |
Les archives sont l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité. (Article L211-1 du Code du Patrimoine) | Les archives sont l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité. (Article 2, § 1 de la Loi relative à l’archivage) | Ensemble des documents, quelle que soit leur date ou leur nature, produits ou reçus par une personne ou un organisme pour ses besoins ou l’exercice de ses activités et conservés pour leur valeur d’information générale. (Article 2 de la Loi sur les archives (RLRQ, chap. A-21.1) |
Assise légale | Loi relative aux archives | Code du patrimoine | Loi du 17 août 2018 relative à l’archivage | Loi sur les archives |
Année d’adoption | 24 juin 1955 | 15 juillet 2008 | 17 août 2018 | Décembre 1983 |
Année de modifications | Le 6 mai 2009, cette loi a été modifiée pour réduire le délai d’ouverture des archives publiques de 100 à 30 ans dans un objectif de transparence des administrations et aussi pour faciliter le travail des historiens. Cette révision a aussi permis de faire avancer quelques dossiers sensibles, dont celui des archives héritées de la période coloniale. | À l’origine : loi de 1979 avec des modifications en 2008 (code du Patrimoine), 2016 (loi LCAP) et 2021 : introduction de la notion de “données” en lien avec le mouvement open data de l’administration, délais de communicabilité, encadrement de l’externalisation, définition du périmètre des trésors nationaux | Discussions en cours pour une modification générale de la loi. Archives privées : modifications dans la Loi du 25 février 2022 relative au patrimoine culturel |
Mis à part la modification de la définition du mot « document » au début des années 2000, il y a eu peu de modifications à la loi depuis son adoption, mais un processus de modernisation de la Loi est actuellement en cours. |
Portée | Cette loi ne concerne que les documents publics datant de plus de 30 ans, principalement au niveau fédéral. Elle légifère surtout sur le rôle des Archives Générales du Royaume et des Archives de l’État, institution fédérale ayant pour principal rôle la conservation des archives d’institutions fédérales publiques. Il convient néanmoins de préciser qu’en raison de la lasagne institutionnelle de la Belgique, il existe une législation à chaque niveau de pouvoir complétant cette loi sur les archives de 1955, proposant une nouvelle définition des archives publiques : en Région wallonne (2001), en Région Bruxelles-Capitale (2009), en Région flamande et en Communauté néerlandaise (2010) et en Communauté française (2023). Il conviendrait donc pour avoir une vision d’ensemble de regarder à l’ensemble des définitions et non de se limiter : le choix dans ce tableau par souci de cohérence avec les autres colonnes est de ne proposer qu’une seule définition. Le parti pris est alors de présenter la définition au niveau de pouvoir le plus élevé pour les archives publiques. Il existe aussi deux législations pour les archives privées avec leurs propres définitions : celle du « décret relatif à la conservation et à la valorisation des archives d’intérêt patrimonial » en FWB et celle du « décret contenant la politique flamande du patrimoine culturel » en Communauté flamande. |
L’essentiel des prescriptions du code du patrimoine concerne les archives publiques. Le ministère de la Culture conçoit, pilote et contrôle l’action de l’État en matière d’archives à des fins administratives, civiques, historiques et culturelles. Par le Service interministériel des archives de France, ce ministère exerce toutes les attributions confiées à l’administration des archives par le code du Patrimoine, à l’exception de celles qui concernent les archives du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et celles du ministère des Armées. Les organismes soumis à cette législation ont pour obligation de respecter les principes suivants : – Contrôle scientifique et technique – Visa des éliminations – Déclaration des externalisations – Communication selon les prescriptions du code du patrimoine Le code du patrimoine doit également s’articuler avec : – le Code des relations entre le public et l’administration, – le code pénal (pour les documents classifiés), – le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et la loi CNIL mais aussi toute législation qui définit des règles d’accès |
La loi s’applique aux archives privées et publiques. Art. 2 [...] 2. « archives publiques » : les documents visés au point 1. produits ou reçus par les administrations et services de l’État, les communes, les syndicats de communes, les établissements publics de l’État et des communes, la Chambre des députés, le Conseil d’État, le Médiateur, la Cour des comptes, l’Institut grand-ducal, la Cour grand-ducale pour ce qui est des documents relevant de la fonction du chef d’État, l’Archevêché de Luxembourg, les Consistoires de l’Église protestante et de l’Église protestante réformée du Luxembourg, le Consistoire administratif de l’Église protestante du Luxembourg, le Consistoire israélite, l’Église anglicane du Luxembourg, l’Église orthodoxe au Luxembourg, les Églises orthodoxes hellénique, roumaine, serbe et russe établies au Luxembourg, la Shoura, assemblée de la Communauté musulmane du Grand-Duché de Luxembourg ainsi que le Fonds de gestion des édifices religieux et autres biens relevant du culte catholique. Sont également visés les minutes et répertoires des notaires ; 3. « archives privées » : les documents visés au point 1. qui n’entrent pas dans le champ d’application du point 2. |
La loi sur les archives s’applique, selon des modalités différentes, à tous les organismes réputés publics en vertu de l’Annexe de la Loi sur les archives. Le Canada ainsi que certaines autres provinces ont leur propre loi sur les archives. |
2) Le préambule de la Déclaration universelle sur les archives, adoptée par l’UNESCO le 10 novembre 2011, fait le lien entre les archives et « le maintien et l’avancement de la démocratie ». Comment se définit-il dans notre société ?
Pour répondre à cette question, il faut commencer par définir les concepts. Dans les questions précédentes, nous avons défini ce que sont les archives, mais qu’est-ce qu’on entend par « démocratie » ?
Il s’agit d’un régime politique où les citoyens élisent directement leurs représentants selon des modalités propres à chaque État et où les actions des dirigeants respectent le cadre législatif en place. Et puisque les archives, comme le dit si bien la Déclaration dans son sous-titre, « consignent les décisions, les actions et les mémoires », elles constituent une source d’information sur la gestion des États par les représentants du peuple. Mais pour garantir cette intégrité et cette fiabilité, il est primordial que l’information soit, dès sa création, enregistrée, organisée et préservée afin qu’elle puisse être rendue accessible lorsque nécessaire aux personnes à qui elle peut être transmise en fonction des règles d’accessibilité adoptées par les législateurs.
Étant accessibles aux citoyens, tout en respectant les autres législations, notamment celles touchant la vie privée et les droits d’auteurs, les archives constituent un rempart contre l’arbitraire, les fausses nouvelles et la désinformation et les extrémismes. En permettant de remonter directement aux documents, les archives, si elles sont intègres, éclairent le passé récent ou plus ancien et facilitent l’exercice de la démocratie en fournissant aux individus une source d’information fiable et authentique à partir de laquelle ils pourront exercer leur jugement sur le travail de leurs commettants.
Les archives protègent aussi les droits individuels et collectifs en permettant aux personnes ou groupes qui se sentent lésés de se tourner vers leurs représentants en fondant leurs revendications sur des documents fiables émanant des différentes administrations publiques. Et les exemples ne manquent pas, que ce soit des exactions contre des groupes marginalisés, des spoliations contre des populations sur le territoire ou dans les colonies, des violences à caractère sexuel ou autres mauvais traitements, on voit de plus en plus d’individus ou de groupes qui cherchent par des actions sociales, politiques ou judiciaires à obtenir réparation en s’appuyant sur des archives pour étoffer leurs revendications.
De la même manière, les archives protègent les États et les administrations publiques puisque, tout comme les individus, ils se tournent vers leurs archives pour faire valoir leurs droits face à d’autres États ou à des personnes physiques ou morales, que ce soit dans le cas de litiges commerciaux, judiciaires, moraux ou territoriaux.
Et puisque les archives sont aussi anciennes que les États, organismes ou personnes qui les ont produites, elles constituent également un rempart contre le révisionnisme historique à petite comme à grande échelle.
En fait, l’existence même des archives et des professionnel.le.s de l’archivistique pour en prendre soin, contribue à la solidité du processus démocratique. C’est grâce à leur travail que les citoyens seront assurés de pouvoir compter sur une source d’information authentique, fiable, lisible, intelligible et accessible.
En cette journée internationale des archives, nous sommes fiers de protéger et de rendre accessibles les archives dans notre société.
3) Dans ce même préambule, les archives sont définies comme une source d’information fiable pour une « gouvernance responsable et transparente ». Comment cela s’adapte-t-il en pratique dans notre société ?
« Then where does the past exist, if at all ?
In records. It is written down.
In records. And - ?
In the mind. In human memories.
In memory. Very well, then. We, the Party, control all records, and we control all memories. Then we control the past, do we not ? »
« – Alors où le passé existe-t-il, si jamais il existe ?
– Dans les archives. Il est écrit.
– Dans les archives. Et ?
– Dans les esprits. Dans les mémoires humaines.
– Dans les mémoires. Très bien, donc. Nous, le Parti, contrôlons toutes les archives, et nous contrôlons toutes les mémoires. Alors nous contrôlons le passé, n’est-ce pas ? »
Cette citation de l’œuvre « 1984 » de Georges Orwell évoque un régime totalitaire qui, en contrôlant le présent, contrôle le passé et par conséquent le futur. Malheureusement cette discussion est loin d’être fictive. L’histoire regorge de cas où des régimes autoritaires ou totalitaires ont délibérément détruit des archives pour effacer des preuves compromettantes ou antidémocratiques, réécrire l’histoire ou renforcer leur pouvoir. L’accès aux archives dans ces régimes n’est évidemment pas considéré comme un droit pour chaque citoyen. Bien au contraire, la communication des archives reste une décision arbitraire institutionnelle.
C’est dans ce contexte que la Déclaration universelle des archives met en lumière l’importance des archives en tant que témoins des pratiques administratives et leur rôle crucial dans le soutien de la transparence et de l’obligation de rendre des comptes. Elle insiste ainsi sur le rôle essentiel des archives dans la préservation et la protection de l’identité des individus et des communautés, rôle devant être soutenu et assuré. De même, le code de déontologie des archivistes de 1996 souligne que le devoir premier des archivistes est de maintenir l’intégrité des documents qui relèvent de leurs soins et de leur surveillance. Les archivistes par ce code ont l’obligation de résister à toute pression, d’où qu’elle vienne, visant à manipuler les témoignages comme à dissimuler ou déformer les faits.
Pour que les archives puissent pleinement assumer ce rôle démocratique, un État doit se doter d’un cadre légal régissant la collecte et la communication des archives, dans le but de les rendre accessibles à tous, dans le respect des lois en vigueur. Seules des archives versées à des institutions d’archives où elles sont gérées et conservées dans des conditions garantissant l’authenticité, l’intégrité et l’accessibilité la plus large possible, peuvent être communiquées aux citoyens. Cependant même dans les États démocratiques, la volonté de transparence des gouvernements et donc des producteurs d’archives publiques n’est pas toujours manifeste.
Par ailleurs, certaines législations exigent l’accord du producteur pour établir le sort final (ou la disposition finale) du document, soit la décision de conserver ou de supprimer le document), ce qui permet in fine aux services versants de s’opposer au versement des archives à des institutions d’archives.
Par ailleurs, les délais de protection ont parfois tendance à être si longs que l’accès aux archives en soi est compromis, pouvant mener à des à des dénis de démocratie.
La définition du concept d’archives publiques donne lieu à discussion dans certains cas. D’aucuns considèrent que des archives de nature publique leur appartiennent et qu’elles doivent du coup être conservées à leur domicile. Ce sentiment peut découler de l’idée selon laquelle une personne qui est auteur d’un document ou qui est impliquée dans une affaire possède un droit de propriété sur celui-ci. Dans d’autres cas, le statut des archives n’est pas réglé selon les principes de démocratie et de transparence : ainsi, certaines entités (telles les communes ou les partis politiques au Luxembourg ou encore les mandataires politiques en Belgique) sont exclues, en tout ou en partie, de la loi sur l’archivage.
Au Québec, l’adoption de la Loi sur les archives en 1983 a identifié les organismes réputés publics au sens de la Loi, notamment les ministères et organismes gouvernementaux. La loi oblige toute personne titulaire d’une fonction dans un de ces organismes à « laisser sous la garde de cet organisme les documents qu’elle a produits ou reçus en cette qualité. » (art. 12). Au Luxembourg, la loi sur les archives de 2018 considère les archives, les documents produits ou reçus par les administrations et services de l’État comme archives publiques (art. 2, §2) qui sont à traiter de telle sorte.
La pénurie des ressources humaines et financières est également un obstacle. Une institution d’archives qui manque de personnel pour inventorier ses fonds ignore le contenu des dépôts, ce qui l’empêche de les rendre accessibles aux citoyens et contrevient aux valeurs de la Déclaration universelle des archives.
Pour évaluer si un État prend au sérieux cette mission démocratique, il faut porter une attention à beaucoup d’éléments différents, car comme souvent « le diable se cache dans les détails ».
4) Les élections constituent un moment fort de la démocratie. Quels rôles jouent les archives à cet égard ?
Les élections sont importantes pour la démocratie et les partis politiques, étant un moment de transition entre deux législatures. Lors de chaque fin de législature, les différents gouvernements et les assemblées parlementaires sont dissous. Dans l’attente du résultat des élections et de la mise en place d’une nouvelle majorité parlementaire, le gouvernement bascule en affaires courantes pour assurer la continuité du fonctionnement de l’État et les parlementaires terminent leur mandat. La particularité de la Belgique est que les ministres en fonction disposent d’une équipe de collaborateurs et collaboratrices importante (entre 30 à 70 personnes) pour les conseiller, préparer le travail politique ainsi que leur communication, etc. Ces structures sont appelées des cabinets ministériels.
De nombreux documents et données sont produits par ces cabinets ministériels et l’ensemble de ces informations ne se retrouvent pas systématiquement conservées par les administrations publiques dont les ministres ont la charge. Il convient donc d’assurer lorsqu’un ministre quitte ses fonctions que ces informations soient correctement archivées afin d’assurer le contrôle a posteriori tel que prévu par tout état démocratique. Or, en Belgique, tant la législation sur les archives que la législation sur le fonctionnement des cabinets ne sont pas claires concernant le sort réservé aux archives de cabinets. Ces archives sont donc généralement considérées comme privées et le producteur a le choix sur la destination finale de ces documents : la déchiqueteuse ou la conservation. Ce flou permet aux responsables politiques d’éliminer, de garder pour eux certains dossiers après leur sortie de charge ou de les verser à un service d’archives. Depuis de nombreuses années, les archivistes belges se mobilisent pour dénoncer ces destructions massives et pour rendre effectif dans les législations le caractère public de ces archives. Ce problème n’est d’ailleurs pas uniquement limité au territoire belge. Au Québec, lorsqu’un député ne représente pas ou s’il n’est pas réélu dans sa circonscription, il est en droit de prendre tous les dossiers contenant les demandes de citoyens ou d’organismes de la circonscription. Il y a donc un risque que le député sorte avec tous ces dossiers, réduisant à néant toutes les démarches déjà entreprises.
En France, pour pallier ce problème et assurer la collecte des archives ministérielles, il existe depuis les années 1970 les protocoles de remises. Ils rappellent le caractère public des documents produits, autant par le ministre que par son cabinet. Ce système demande néanmoins une vigilance après chaque élection ou remaniement de gouvernement pour assurer la signature et la collecte. Les ministres n’ayant ni signé, ni remis leurs archives sont d’ailleurs signalés avec des notes internes au sein du service interministériel des archives. Ces dernières sont ensuite portées à la connaissance des secrétaires généraux des ministères.
Pour donner un chiffre du cas belge, lors des 20 dernières années, seuls 42% des ministres francophones ont déposé a minima une archive dans un service d’archives publiques ou privées. Or, ces archives ont une double importance pour toute démocratie. Premièrement elles permettent de comprendre le cheminement des décisions politiques depuis la genèse d’un projet de loi en passant par les négociations entre les différents ministres mais aussi l’apport des représentants de la société civile ou le rôle de certains lobbys qui souhaitent faire avancer leur vision spécifique du sujet débattu. Deuxièmement, si ces archives étaient versées au terme de chaque législature, cela permettrait aux citoyens d’assurer leur droit de regard sur la chose publique : caractéristique de toutes les démocraties. Enfin, elles permettent aussi aux ministres de pouvoir y retourner pour se défendre, justifier un point, se rappeler d’une position et assurer une meilleure gestion des deniers publics plutôt que de réinventer certaines décisions par manque de mémoire.
Concernant les archives des parlementaires, signalons que l’ensemble des discussions et documents parlementaires sont archivés au fur et à mesure de leur production par les services des archives des parlements. Par ailleurs, chaque groupe parlementaire et chaque parlementaire constitue des dossiers sur les matières qu’il suit et sur les rencontres qu’il fait tout au long de ce mandat, il est donc aussi important de pouvoir conserver les traces de ce travail.
Enfin, au sein des partis politiques, le processus électoral lui-même génère une série de documents : les programmes des partis politiques, le travail et les débats qui ont pris place autour de leur rédaction, la composition des listes de candidats, le matériel de campagne (visuels, tracts, etc.), les procédures de la campagne conservées surtout pour le fonctionnement interne du parti, les résultats des sondages officieux et officiels, des rapports et autres analyses diverses, etc. Il est donc essentiel que tous ces documents soient conservés par des services d’archives. Il faut tout de même préciser que ces archives sont considérées comme privées, que ce soit pour la Belgique, la France, le Luxembourg ou le Québec. Les archives des partis politiques sont accessibles à tout le monde, selon le respect des lois et des conventions de dons ou de dépôts et des normes archivistiques et patrimoniales en vigueur. Il y a néanmoins quelques exceptions : par exemple, au Québec, pour les documents entourant l’autorisation et le financement des partis politiques ou ceux sur la gestion des élections comme les listes d’électeurs, l’encadrement des dépenses électorales, etc. En effet, ces derniers tombent sous le coup de la Loi sur les archives puisqu’ils sont produits par le Directeur général des élections, personne désignée par l’Assemblée nationale pour exercer cette fonction.
Chaque archiviste qui s’occupe d’archives politiques, se rappelle régulièrement le texte de la Déclaration universelle sur les Archives : « Les archives constituent un patrimoine unique et irremplaçable transmis de génération en génération. Les documents sont gérés dès leur création pour en préserver la valeur et le sens. Sources d’informations fiables pour une gouvernance responsable et transparente, les archives jouent un rôle essentiel dans le développement des sociétés en contribuant à la constitution et à la sauvegarde de la mémoire individuelle et collective. L’accès le plus large aux archives doit être maintenu et encouragé pour l’accroissement des connaissances, le maintien et l’avancement de la démocratie et des droits de la personne, la qualité de vie des citoyens ».
5) L’existence de lois limitant l’accès à l’information peut être considérée comme antidémocratique, comme cela a été cité dans l’une des questions précédentes. Quelles sont-elles et que cela signifie-t-il dans notre société ?
La société est marquée actuellement par des attentes opposées, souvent irréconciliables, à la limite de la schizophrénie : chaque individu souhaite que ses données soient protégées, anonymisées, tout en réclamant une transparence la plus totale de l’État… Deux poids, deux mesures… qu’il est parfois difficile d’accorder. Le très récent ouvrage État secret, État clandestin, essai sur la transparence démocratique de Sébastien-Yves Laurent revient justement sur la création des secrets d’État, de l’État secret, des exigences de publicité - au sens de rendre public - qui sont souvent liées aux archives elles-mêmes, à la création des services d’archives ou à la production de lois ou recueils de textes par exemple. En France, le débat en cours concernant l’accès aux cahiers citoyens issus de la mobilisation des gilets jaunes l’illustre. Conservés aux Archives départementales pour la version papier, une partie de ces derniers ne peuvent être librement communiqués au regard des nombreuses données personnelles qu’ils contiennent ; en tout état de cause, leur mise en ligne dans leur forme actuelle est difficilement envisageable, même si elle est réclamée.
Le cadre juridique des archives en France, comme dans de nombreux autres pays, relève de la loi ; elles sont le bien collectif de la Nation alors même que, produites par les administrations, ces dernières sont longtemps restées persuadées - et peut-être même le sont-elles encore maintenant - qu’elles en étaient propriétaires. En 2008 fut adoptée une loi réduisant les délais d’accès fixés en 1979. Ainsi disparaissait le délai de droit commun de 30 ans d’accès aux archives publiques : elles devenaient immédiatement communicables de droit, sauf secrets à protéger. En parallèle, le délai spécial pour le secret de la défense nationale, la vie privée et la sûreté de l’État passait de 60 à 50 ans. Le Conseil constitutionnel est même allé jusqu’à reconnaître dans une de ses décisions que le droit d’accès aux archives était une liberté publique garantie constitutionnellement. Toutefois ces délais généraux, relativement ouverts, rencontrent, se confrontent, s’opposent à la classification “secret Défense”. Au Luxembourg, la loi indique le délai de communication des archives publiques avec différents scénarios selon le contenu des dossiers. Quant au Québec, c’est la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels qui fixe les délais d’accès. Pour sa part, la loi sur les archives rend possible la consultation de documents contenant des renseignements personnels à des fins d’études privées, de recherche ou de statistiques, dans certaines conditions, mais sans publication des renseignements personnels.
À côté de ce droit d’accès, a plus récemment émergé dans notre société le droit au respect de la vie privée, né dans le contexte de l’informatisation des administrations. Il existait déjà précédemment une notion de protection des “secrets des familles” qui justifiait d’ailleurs le délai de 50 ans pour la réglementation des archives. En France dès 1970, à la suite des transformations technologiques, à l’usage des « banques de données », par exemple dans les services de police ou de renseignement, une loi était votée pour garantir les droits individuels des citoyens avec inscription au Code civil que « chacun a droit au respect de sa vie privée ». La loi dite loi CNIL de 1978 est venue renforcer le texte pour les fichiers sur support informatique, confortant le principe d’une vie privée numérique. Paradoxe pourtant, cette même loi introduisait le principe de fichiers de souveraineté, c’est-à -dire que des fichiers spécifiques, faisant apparaître des données quant aux origines raciales, aux opinions politiques ou religieuses, ou encore aux appartenances syndicales, pouvaient être créés et conservés pour la sûreté de l’État, la défense et la sécurité publique sans être soumis à l’obligation de publicité. Ce statut dérogatoire ne fut jamais remis en cause.
Quant à la transparence, si souvent réclamée comme aboutissant à l’ouverture totale des archives, elle est issue de la volonté de publicité, dans le sens du « rendre public » tout en se positionnant différemment : la publicité était directement mise en Å“uvre par ses acteurs, ils en maîtrisaient la forme, la temporalité, le contenu et s’en servaient pour jouer sur l’opinion. La transparence, elle, trouve son origine dans les besoins des acteurs économiques et des marchés financiers, pour s’étendre vers l’État. Que ce soit dans un contexte privé ou public, l’objectif reste l’optimisation des moyens et l’amélioration de l’action publique pour l’État. Cette transparence n’a alors pas de limite, est synonyme d’ouverture et porte en elle une image de modernité. L’ouvrage précédemment cité note que cette transparence brandie en étendard entend s’appliquer dans des États où, de manière paradoxale, voire contradictoire, « la vie démocratique est fondée depuis le XIXe siècle sur un secret cardinal – le vote – ». La notion de transparence est omniprésente dans les discours, la législation a mis du temps à définir la notion et c’est en 2011 avec la création d’Etalab que l’État français a affirmé « lancer, dès 2013, des travaux sur la transparence de l’action publique et des institutions, notamment en ouvrant le débat sur la mise à disposition de données ».
La tension mémorielle est actuellement forte, et l’on peut noter depuis les années 1990 des attentes croissantes concernant l’accès aux archives, que ce soit de la spoliation des biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, des guerres coloniales, ou encore du génocide des Tutsis au Rwanda. Ces dernières émanent des historiens, des chercheurs, des journalistes, mais aussi parfois de citoyens. En réponse, des commissions et des travaux d’experts ont débouché sur des opérations de déclassification ou de dérogations générales : ce fut le cas pour l’accès aux archives de l’occupation allemande en 1997, ou, suite à la parution de l’ouvrage Toxique , pour la mise en place de la commission d’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française en 2021. Ce besoin de transparence s’est trouvé particulièrement exacerbé quand il a buté en 2020 sur le classifié défense, révélant l’incompatibilité entre deux textes juridiques, le Code du patrimoine d’un côté et le Code pénal de l’autre. Ce régime de dérogation n’existe pas au Québec, dans la Loi sur les archives, mais une demande de consultation de documents contenant des renseignements personnels peut être introduite en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels. Depuis septembre dernier, c’est à chaque organisme de répondre à ces demandes plutôt qu’être traitées par la Commission d’accès à l’information avec toutes les dérives que cela peut entraîner, chaque organisme ayant sa propre sensibilité, des demandes semblables risque de ne pas obtenir la même réponse. Par ailleurs, tout citoyen est maintenant informé qu’il a un droit sur ses données, l’application du RGPD en Europe a beaucoup aidé pour cela ; il est de plus en plus conscient qu’un service numérique se présentant comme gratuit est finalement souvent financé par la monétisation des données récupérées par ledit service (“si c’est gratuit, c’est toi le produit”), et il n’est pas rare de trouver des citoyens s’attendant à pouvoir effacer les données les concernant.
Enfin, dans les sociétés numériques qui sont les nôtres, la suspicion peut naître de la non-maîtrise de l’outil informatique (illectronisme). En effet, il est frappant de voir à quel point l’information et sa circulation sont au cÅ“ur des systèmes, ouvrant aux réseaux, offrant des possibilités de recherche et d’accès démultipliées mais qu’en même temps ces possibilités peuvent instiller du doute, interroger sur le darknet, inquiéter sur ce qui apparaît comme une transparence toute relative. Finalement, n’est-ce pas la confiance qui est alors remise en question ? Cette notion est aussi celle sur laquelle s’appuient les archivistes pour travailler avec les producteurs d’archives, mais aussi avec le public, pour garantir une conservation et un accès aux données. En France, la procédure de versement des archives repose sur cette confiance, qui se manifeste tout particulièrement dans le cas des protocoles de remise des archives des cabinets ministériels. Ces derniers, conclus entre le service interministériel des Archives de France et les détenteurs d’archives, clarifient les conditions dans lesquelles les archives sont remises à l’administration tant sur leur traitement que sur l’accès et la valorisation. Ils sont ainsi décrits sur le site FranceArchives : « la collecte par les services d’archives compétents des documents et données produits par les ministres et les membres de leur cabinet représente un enjeu essentiel de transparence… » et ils traduisent une « relation de confiance avec leurs producteurs ».
Publicité et secret il y a quelques dizaines d’années, transparence et classification aujourd’hui sont au cœur des enjeux d’accès à l’information et les archivistes doivent garder l’équilibre pour garantir le bon fonctionnement de leur service tout en offrant aux usagers un bien commun.
Dès le début du projet, chacune des associations a parlé de la Déclaration universelle des Archives (DUA)pour travailler ce sujet. Cette dernière est un idéal que tout archiviste se doit de garder en tête, quel que soit son domaine d’activité. Presque chaque rédacteur la cite d’ailleurs dans sa réponse, au vu de sa transversalité et de son importance. C’est une déclaration d’intention et de solidarité entre les archivistes, les gestionnaires de documents, les professionnels de la documentation et le grand public. Elle a pour but d’informer ces derniers sur la valeur et les enjeux des archives. Elle les définit en lui reconnaissant entre autres leur rôle de trace toutes activités humaines et en revenant sur l’importance du travail des professionnels, s’éloignant de l’image des archives n’ayant qu’un rôle culturel. Elle souligne leur rôle essentiel pour la démocratie et les droits humains. Elle a été produite au sein de l’International Council on Archives (ICA) en 2009-2010 et approuvée par l’UNESCO en 2011. Cette Déclaration est un travail collaboratif entre des professionnels de différents pays qui ont dû adapter les particularités de l’archivistique de leur pays pour rendre ce texte intelligible à l’international et au grand public. La DUA est d’ailleurs traduite dans de nombreuses langues.
Après plusieurs mois de collaboration, nous sommes heureux de vous présenter cet article. Ce dernier est la preuve que le secteur de la gestion et préservation de l’information partage de nombreuses réalités de terrain et doit faire face aux mêmes défis malgré des différences nationales. En cette Journée internationale des Archives, nous sommes aussi fiers de mettre en avant tous les professionnels et professionnelles du secteur pour tout le travail qu’ils et elles font, qui est primordial pour nos démocraties. Alors que notre société connaît actuellement des mouvements de méfiance (théorie du complot, fakenews, etc.), il faut rappeler que les archives peuvent être une solution. Toute démocratie doit pouvoir retourner en arrière pour rassurer le citoyen et répondre aux possibles accusations. Les archives le permettent si elles sont entretenues, encadrées et accessibles.
Du côté de l’AAFB, nous remercions les trois associations qui nous ont fait confiance tout au long du projet et nous espérons que cette initiative en entraîne bien d’autres. Du côté de l’AAF, nous sommes ravis d’avoir pu effectuer ce travail de réflexion conjoint. Joyeuse Journée Internationale des Archives à tous les professionnels de la gestion et préservation de l’information !