Les groupes de travail « Mémoire, histoire, archives »
et
« Libertés et technologies de l’information et de la communication » de la Ligue des Droits de l’Homme
organisent une séance commune de travail
le vendredi 14 octobre de 18h30 à 20h30
au siège de la LDH, salle Alfred-Dreyfus, 138, rue Marcadet 75018 Paris
(Métro Lamarck-Caulaincourt)
sur la « Réutilisation des données publiques »
En présence d’Agnès Dejob, archiviste et de Jean-Philippe Legois, secrétaire de
l’Association des archivistes français.
Des changements règlementaires survenus ces dernières années ont fortement
modifié les conditions d’utilisation des données publiques. Cette question ne
doit pas être confondue avec celle des délais d’accès à l’information publique,
régis par le Code du patrimoine, qui ne s’en trouvent pas changés ; il ne s’agit
pas vraiment d’une nouvelle « ouverture » des données, mais seulement de
nouvelles possibilités offertes aux administrés de reprendre les données
accessibles pour les diffuser de différentes manières à leur compte.
À première vue, la libéralisation qui en résulte peut paraître aller dans un
sens d’ouverture et de transparence. Cette nouvelle situation génère pourtant un
certain nombre d’effets que l’on peut juger indésirables, en termes d’accès des
administrés à une information publique fiable et de protection de la vie privée.
L’exercice de certaines missions de service public peut même s’en trouver
altéré. Ils méritent en tout cas une prise de conscience et un débat publics.
– Qualité de l’information : l’actualité récente a montré combien il
était facile de pirater des informations électroniques ultra confidentielles. La
fiabilité des données ne peut être garantie que par des méthodes et des
techniques très spécifiques de collecte, de conservation et de mise à
disposition : les candidats à la réutilisation y sont-ils préparés ? La
réglementation impose des règles, mais qui pourra vérifier qu’elles sont
respectées ?
– Données personnelles : il est des informations communicables en salle
de lecture dont le maintien hors de portée de certaines bases de données ou
d’Internet peut sembler préférable, au nom de la protection des citoyens contre
la malveillance et le fichage. On peut, par exemple, nuire à une personne en
recueillant des informations sur sa famille, même s’il s’agit de ses ancêtres.
– Concurrence avec le service public :
- marchandisation du patrimoine : de puissantes sociétés privées peuvent
utiliser commercialement des informations publiques (pour le moment surtout dans
le créneau de la généalogie, mais d’autres données publiques sont concernées),
et leurs stratégies marketing pourraient parasiter l’action publique en faisant
oublier aux administrés qu’un accès gratuit demeure possible auprès des
administrations ;
- considérant que le secteur privé s’en charge désormais, des responsables
publics risquent de négliger les politiques menées actuellement en faveur de la
diffusion des leur information, par le biais notamment de la numérisation et de
la mise en ligne de documents ;
- les redevances perçues égaleront difficilement les énormes budgets de
numérisation investis ces dernières années sur des fonds publics, numérisation
dont le résultat va d’ailleurs pouvoir être récupéré et revendu directement.
Chronologie
– 2003 : Directive 2003/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 17
novembre 2003 sur la réutilisation des informations du secteur public
– 2005 : Transposition dans la loi française par ordonnance 2005-650 du
6 juin 2005 et le décret 2005-1755 du 30 décembre 2005 ; l’ordonnance ajoute un
chapitre à la loi du 17 juillet 1978 d’un chapitre sur la réutilisation des
informations publiques.
– 2007 : création (23 avril) de l’Agence du patrimoine immatériel de
l’État (APIE), pour assurer une meilleure valorisation du patrimoine
(réutilisation des données publiques, brevets, marques, location d’espaces pour
manifestations privées...).
– Fin 2009 - début 2010 : démarchage des services publics d’archives par
des sociétés ; saisines de la CADA, sanction de plusieurs services.
– 22 juin 2010 : lancement par le gouvernement, pour favoriser le
co-investissement public-privé, du Grand emprunt, avec un volet numérique (4,4
milliards d’euros dont 750 millions pour la numérisation du patrimoine) ; appel
à projets.
– 6 mai 2010 : communiqué de presse de Notrefamille.com annonçant sa
candidature.
– Mai - septembre 2010 : réactions et pétition de groupes de
généalogistes, quelques échos dans la presse (Marianne, Le Nouvel Observateur),
réactions d’associations d’élus (communiqués, question au sénat...). Juillet :
communiqué de l’Association des archivistes français « gare au fichage des
individus ! ». Début de la mise en place de licences par différents services
d’archives.
Communiqué de presse de l’AAF
La réutilisation des données nominatives ? Gare au fichage des individus !
L’Association des archivistes français soulève le problème éthique posé et en
appelle au respect des libertés individuelles.
mardi 6 juillet 2010
Les services publics d’archives français sont sollicités par des
opérateurs privés qui veulent réutiliser, sur leurs sites internet
payants, les informations nominatives contenues dans les documents
d’archives publiques et surtout les vues numériques de ces documents. Ces
services, qui ont pour mission de collecter les archives auprès des
administrations, de les inventorier et de les restituer au citoyen dans
un cadre légal, communiquent en effet, sur place et sur leurs sites
internet, des archives numérisées intéressant la généalogie issues de
massives campagnes de numérisation. Grâce à l’investissement
financier et humain des conseils généraux et de l’État, une soixantaine de
départements propose aujourd’hui en ligne chacun en moyenne 1,5 million de
pages numérisées et plus de 90% d’entre eux le font gratuitement, dans une
perspective de démocratisation culturelle. Il s’agit d’images fixes, non
indexées, selon les recommandations de la Commission nationale Informatique
et Libertés, et sans possibilité de croisement des données, mais
permettant la consultation et la recherche.
Une société de généalogie commerciale vient de mettre en demeure les
Départements de lui fournir les fichiers numériques des recensements de
population, des registres paroissiaux et d’état civil et des registres
matricules militaires, des origines jusqu’aux années 1930, et les a
avertis, par courrier, que sa demande s’élargirait à tous les documents
nominatifs à fort contenu généalogique potentiel : registres d’écrou des
prisons, listes électorales, listes d’étrangers et de réfugiés des XIXe et
XXe siècles ; cartes d’ancien combattant 1914-1918 avec photographie ;
cartes d’identité de 1940, avec photographie ; registres d’entrée des
hôpitaux, notamment psychiatriques ; fichiers de camps d’internement et
de déportation liés à la guerre 1939-1945, fichiers juifs ...
Le projet affiché par cette société est de constituer la plus grande base
nominative jamais réalisée sur l’ensemble de la population française
jusqu’au début du XXe siècle, comportant plusieurs centaines de millions
de données, indexées (patronymes et autres informations disponibles) et
reliées aux images correspondantes, sous des aspects qui touchent non
seulement l’identité, mais aussi le domaine médical, pénal, fiscal,
judiciaire... Pour les seuls actes d’état civil, cette base concernerait plus
d’un milliard d’individus, dont des personnes évidemment encore vivantes.
Sur la base de documents certes communicables de plein droit au regard de
la loi, ce projet, par sa couverture géographique nationale et par ses
caractéristiques technologiques (indexation patronymique
systématique, rapprochement des données, entrecroisement de
fichiers), aboutit à ficher toute la population française, en exploitant
des données nominatives d’un grand poids juridique.
Si la concentration des données publiques nominatives et leur indexation
sont autorisées, il sera possible à terme, en payant un abonnement et à
partir d’un nom tapé dans un moteur de recherche, de connaître les
personnes ayant porté ou portant encore ce nom et ayant connu, soit
elles-mêmes, soit leurs ascendants directs, des ennuis judiciaires, des
maladies mentales, des parcours sociaux ou politiques pouvant leur être
opposés... Le profil familial d’un citoyen pourra ainsi être reconstitué et
rendu accessible à tous dans toutes ses facettes (renseignements
médicaux, données liées à la sexualité, instabilités matrimoniales,
internements psychiatriques, incarcérations, positions
militaires...). Qu’en fera un employeur sollicité par un candidat à un
emploi ? Qu’en fera un banquier ou un assureur face à la demande de prêt
immobilier d’un particulier ? Qu’en fera un individu tenté par
l’usurpation d’identité ? Un jaloux, un rival évincé ?
Les collectivités territoriales refusent de porter la
responsabilité d’un transfert des données nominatives sensibles dont
elles sont responsables à des sociétés privées qui en feront un usage
incontrôlé et susceptible de tous les détournements, de façon volontaire
ou non (la revente à des organismes tiers des données collectées est
explicitement envisagée par ces sociétés privées). Aussi certaines
d’entre elles ont-elles déjà saisi la Commission nationale Informatique et
Libertés et la Commission d’accès aux documents administratifs.
Comment faire abstraction du risque direct de concentration, à visée
commerciale ou sécuritaire, par un ou plusieurs opérateurs privés de
milliards de données publiques nominatives, croisées, interconnectées
et indexées ? Comment garantir le respect des principes de protection de
l’individu attachés au droit français, si tel opérateur choisissait ou se
voyait contraint, du fait de son rachat par une société étrangère par exemple,
de céder à un tiers les vues numériques acquises et toute la base de données
associée ? Comment prémunir, enfin, ces données publiques, individuelles
et sensibles de la constitution de profils d’internautes par des
opérateurs privés, qui profiteraient d’activités généalogiques,
d’achats en ligne ou de participations aux forums qu’ils proposent sur
leurs sites, à des fins de marketing, de commerce électronique ciblé ou de
profilage sécuritaire ?
L’évolution des technologies de l’information et de la communication
éclaire d’un jour nouveau les demandes de réutilisation de certaines
données nominatives et a fait naître un risque évident d’atteinte aux
libertés individuelles. Elle rend aujourd’hui possible des usages non
conformes à la volonté du législateur.
Mobilisée par l’enjeu éthique de ces demandes, l’Association des archivistes
français vient de saisir le ministère de la Culture et de la Communication,
la Commission d’accès aux documents administratifs et la Commission
nationale Informatique et Libertés. Elle veut voir affirmée la portée de
l’exception culturelle au champ des archives publiques et faire prévaloir,
au nom de l’intérêt général, face aux textes encadrant la réutilisation
des données publiques, des limites légitimes à la réutilisation des
données à caractère personnel, sensibles par leur contenu ou par leur
agglomération. Il en va de l’application d’une politique sur les
archives démocratique, équitable et cohérente à l’échelle du territoire
national.