Ces propos, publiés dans la Revue française de généalogie (« Réutiliser oui, mais sans exclusivité », 32e année, n°190, oct./nov. 2010, p. 16-18, ici p. 17), émanent de Bruno Ory-Lavollée, conseiller référendaire à la Cour des comptes, ancien directeur de la Société pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes, qui remit au ministre de la Culture en 2009, en qualité de co-président du groupe de travail, le rapport intitulé Partager notre patrimoine culturel.
L’Association des archivistes français répond à Bruno Ory-Lavollée.
Les missions des services publics d’archives ne se limitent pas à assurer la conservation et la communication matérielle des fonds qu’ils collectent, mais bien à en assurer la diffusion en publiant des d’instruments de recherche et en mettant en œuvre une politique scientifique, culturelle et éducative.
La réalisation d’instruments de recherche structurés relève d’une compétence qui remonte aux origines des services d’archives, qui en constitue la vocation première, et qui a été naturellement adaptée, au cours du temps, aux techniques contemporaines, jusqu’à la mise en ligne de bases de données extrêmement riches, comme on peut en trouver de nombreux exemples sur Internet.
Seuls les services publics d’archives sont à même d’assurer à ce jour l’authenticité et l’intégrité des images mises en ligne (ressources primaires), reliées à des instruments de recherche (valeur ajoutée), répondant aux normes internationales de description archivistique et réalisés sous le contrôle scientifique et technique de l’État, exercé par la Direction générale des patrimoines au sein du ministère de la Culture.
Cette mise en ligne, qui est le fruit d’une collaboration régulière entre le savoir-faire de professionnels des archives et les compétences techniques d’entreprises privées retenues dans le cadre du Code des marchés publics, est dictée par le seul intérêt de la recherche et de la défense du droit des usagers, hors de toute préoccupation commerciale.
La qualité de ces ressources est reconnue par une fréquentation extrêmement importante des sites Internet des archives nationales, départementales et communales (177 millions de pages en ligne et 1,4 milliard de pages vues en 2009), où l’usager sait trouver des images et instruments de recherche fiables, et où figurent de très nombreuses ressources innovantes (portails collaboratifs, jeux en ligne, SIG, blogs, etc.).
Les propos tenus par Bruno Ory-Lavollée, qui méconnaissent l’offre numérique des services d’archives et sa perception par le grand public, sont reçus par les professionnels des archives comme une remise en cause de leurs missions de service public de diffusion et de valorisation (pourtant enseignées dans tous les cursus à commencer par l’Institut national du patrimoine), et au-delà, des missions de tous ceux qui œuvrent à la mise en ligne de ressources patrimoniales au sein de la sphère publique.
L’Association des archivistes français souhaite, enfin, réaffirmer ses inquiétudes face aux risques liés à la réutilisation des données publiques, dont le contexte juridique est entaché d’incertitudes et qui, appliquée aux données nominatives, est susceptible d’attenter gravement aux libertés individuelles et au droit à l’oubli numérique.
– Vos propos, M. Ory-Lavollée, méconnaissent la perception par le public de l’offre numérique des services d’archives.
Aurait-il donc fallu vous suggérer, malgré l’exigence intellectuelle que l’on était en droit d’attendre d’un des principaux acteurs d’un rapport ministériel, d’aller parcourir quelques sites Internet de services d’archives avant de vous exprimer de la sorte ? Vous y auriez constaté que les sites des services d’archives, nationaux, départementaux ou municipaux, qui mettent en ligne des inventaires et des documents d’archives sont déjà de très importantes bases de données, autrement plus complexes que les bases de données généalogiques privées. Élaborer des instruments de recherche, au nombre desquels figurent les bases de données, est d’ailleurs l’une des missions fondamentales des services d’archives. En 2009, pour l’ensemble des services d’archives publics français, par la volonté de l’État et des collectivités territoriales de tutelle, 177 millions de documents numérisés (textes et images) étaient accessibles en ligne (rapport d’activités des services d’archives publics en France, Paris, Direction des Archives de France, 2009). En 2010, 60% des départements français proposent la consultation d’archives en ligne, tous dans le domaine de la recherche généalogique, et parmi eux, nombreux sont ceux dont la qualité de navigation et de recherche est largement comparable, et souvent supérieure, à ce que proposent les sites du secteur privé en la matière. Ils ont aussi le mérite d’être très majoritairement gratuits, de ne pas indiquer à l’internaute, par exemple, qu’il y trouvera des « actes d’état civil en ligne », quand il s’agit en réalité de « relevés d’actes » (mentions des principaux éléments de contenu), ou de ne pas mettre en ligne des données non homogènes ou présentant des erreurs manifestes de saisie.
La fréquentation même de ces sites Internet témoigne à la fois de leur qualité et de leur pertinence : 1,4 milliard de pages vues en 2009 et 24 millions de visites. Chaque service d’archives éditeur enregistre d’année en année une hausse de la consultation de ses ressources en ligne. En serait-il ainsi si ces sites étaient aussi catastrophiques que vous les jugez ? Ces seuls chiffres et ces courbes ascendantes, assortis des multiples messages de satisfaction reçus du public, attestent que ces sites sont plébiscités et savent répondre aux besoins des usagers.
– Vos propos révèlent une vision obsolète de l’adaptation de ces sites à une consultation grand public et de la dimension culturelle des services d’archives.
Faut-il détailler les services et les outils proposés par ces sites Internet en matière de pédagogie et de communication d’archives et le soin tout particulièrement apporté à leur ergonomie : interfaces de consultation user friendly, expositions virtuelles, systèmes d’information géographique, outils de géolocalisation, tutoriels interactifs, serious games, présence sur le Web social, participation à des portails collaboratifs pour diffuser gratuitement et au plus grand nombre les données culturelles, expérimentations en Web sémantique ?
N’avez-vous pas le sentiment que c’est non seulement par leur connaissance des fonds d’archives et de leurs publics, mais encore par des compétences techniques de plus en plus développées que les archivistes ont pu être les prescripteurs de ces réalisations de première qualité, où sont intervenues – et elles sont reconnues à leur juste place – les compétences du secteur privé en matière de prestations techniques, graphiques ou ergonomiques ? La formation initiale des archivistes a pleinement intégré les enjeux sociaux et les technologies de l’information et de la communication. Diffusion et valorisation des fonds, au même titre que traitement informatique, bases de données et législation, font partie intégrante de la formation dispensée par l’Institut national du patrimoine et par les filières de l’enseignement universitaire supérieur en Archivistique ou en Sciences de l’Information et de la Communication. Penser que « faire des sites Web avec des grosses bases de données, ce n’est pas le même métier que de gérer des archives », est méconnaître le métier des archives, qui est multiple ! Et il consiste aussi à communiquer les archives en préservant les originaux grâce aux ressources en ligne.
Faut-il rappeler que les programmes de développement des Archives ne se résument évidemment plus à « la conservation et l’analyse scientifique » et que leur expérience en matière de médiation culturelle remonte à plus de 60 ans (création du premier service éducatif français, aux Archives nationales, en 1950) ? La valorisation scientifique et culturelle des archives fait non seulement partie des missions de base des archivistes, mais elle en constitue l’unique clé de voûte, la vraie raison d’être. À l’échelon national, départemental ou municipal, des activités éprouvées, telles qu’expositions, visites, colloques, cycles de conférences et ateliers de pratique historique, sont proposées. D’autres actions innovantes et transdisciplinaires (lectures d’archives, ateliers d’écriture, animations et expositions virtuelles, site internet L’Histoire par l’image, etc.) enrichissent cette palette. Des politiques d’ouverture à tous les publics, actives et de grande qualité, sont fondées sur des partenariats avec les universités, les établissements scolaires, les services sociaux, les hôpitaux, les maisons de retraite, les établissements d’éducation spécialisée, les centres de détention… Par ces activités culturelles, ouvertes à tous, « faire partager notre patrimoine culturel », pour reprendre le titre de votre rapport de 2009, est au cœur même, et de longue date, du travail de médiation développé par les services d’archives en France.
– Vos propos méconnaissent les problématiques spécifiques liées à la diffusion des archives.
Vous encouragez la diffusion du patrimoine par des sociétés commerciales ayant pour but principal – et c’est parfaitement légitime – leur propre profit, plutôt que par des services d’archives publics, dont la mission principale est précisément la communication des documents aux citoyens. Faut-il réduire la diffusion culturelle à une affaire purement économique ? En matière de diffusion de documents numérisés, estimez-vous cohérent de donner toutes facilités à des sociétés commerciales pour qu’elles profitent des investissements consentis par l’État et par les collectivités territoriales, sans même se préoccuper des enjeux de droit qui sous-tendent cette question ?
L’Association des archivistes français tient à rappeler que la question des partenariats entre secteurs public et privé dans le domaine très spécifique de la diffusion des documents d’archives ne peut se calquer sur les expériences de valorisation analogue développées dans le secteur des bibliothèques, des musées ou d’autres services culturels. Le raisonnement par analogie que vous soutenez, au début de l’article que vous consacre la Revue française de généalogie, n’est pas recevable pour les raisons suivantes :
1) le risque de marchandisation des biens culturels que sont aussi, mais pas exclusivement, les documents d’archives ;
2) l’encadrement par des professionnels de la conservation des techniques de préservation du document original, dont relèvent la numérisation et ses actions connexes (restauration, conditionnement, transport, régulation environnementale, etc.) ;
3) un droit à la réutilisation des données publiques entaché d’incertitudes, comme l’établissait, en partie, le rapport du groupe de travail que vous avez dirigé ;
4) les questions éthiques et, pour tout dire, démocratiques, que posent des demandes visant à commercialiser des bases de données nominatives personnelles fondées sur l’indexation patronymique, là où, dans d’autres pays, y compris de droit anglo-saxon comme la Grande-Bretagne, les données nominatives sont exclues de la réutilisation ;
5) la capacité, pour l’État et les collectivités territoriales, de veiller avec efficience à l’application de ces licences que vous préconisez : définir les systèmes d’obligation est une chose, contrôler leurs manquements en est une autre, dès lors qu’un dépaysement engendré par une cession, une fusion ou toute autre opération à caractère commercial, viendrait à les soumettre à un nouveau contexte juridique, dont l’exécution par la puissance publique serait vraisemblablement contrariée par l’extranéité.
Les récentes réponses écrites du ministre de la Culture aux questions sur la réutilisation des données publiques qui lui ont été soumises par les députés et sénateurs (voir par exemple la réponse du ministre de la Culture et de la Communication publiée dans le JO Sénat du 19 août 2010, p. 2110, à la question écrite n°13795 du 10 juin 2010 posée par Yves Krattinger, sénateur de la Haute-Saône, président du Conseil général, ou celle publiée au JO Sénat du 21 septembre 2010 à question écrite n°85734 du 3 août 2010 posée par Kléber Mesquida, député de l’Hérault, premier vice-président du Conseil général) affirment que le problème s’inscrit bien au-delà d’une question de performance d’accès à la donnée en ligne et d’une mise en concurrence des modèles de diffusion numérique des secteurs public et privé. La question porte sur la protection des libertés individuelles, où, comme le souligne le ministre de la Culture dans ses dernières réponses écrites, seul un arbitrage du législateur pourra dire si elles peuvent être réellement préservées en permettant une diffusion de bases de données nominatives personnelles fondées sur la recherche patronymique. La résolution du problème juridique posé, d’une part, et les partenariats constructifs que vous souhaitez, d’autre part, ne peuvent se développer que sur des bases juridiques claires et fondées sur une analyse objective de toutes les dimensions d’une question.
De 2007 à 2009, le groupe de travail que vous co-présidiez, missionné par le ministre de la Culture pour travailler sur la réutilisation des données publiques, - à la suite, d’ailleurs, d’une demande émanant de la Direction des Archives de France -, s’est contenté d’auditionner certains archivistes comme de simples témoins, sans les intégrer parmi ses membres en qualité de professionnels spécialistes du secteur. Cela vous permet-il vraiment d’évaluer aujourd’hui l’action menée par les acteurs de ce domaine en matière culturelle, singulièrement sur le plan de la communication des documents ?
L’examen des bases de données en ligne est un exercice difficile, qui demande des moyens humains et financiers importants, ainsi que de la maîtrise technique et scientifique. Ceci établi sur des critères incontestables, chacun peut tirer les conclusions qu’il veut sur les organismes publics ou privés les plus à même de réunir ces compétences. Mais dans le domaine de la diffusion de données nominatives, c’est au législateur, et aux commissions ad hoc mises en place, d’apprécier l’équilibre proposé par les services d’archives entre attention portée aux enjeux sociétaux, respect des libertés individuelles, préservation d’un patrimoine fragile et développement d’outils de médiation accessibles au grand public ; à eux de constater la qualité de l’engagement des services et la matérialité des actions menées, tant de la part de l’État que des collectivités territoriales, pour l’établissement d’une information de qualité ; à eux d’établir les règles de droit qui encadreront le domaine de la diffusion de bases de données nominatives personnelles.
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