L’intention pourrait être louable : réaliser des économies, responsabiliser les communes et moderniser la France. Et pourtant malgré les conclusions plus qu’optimistes de l’étude d’impact, sa mise en œuvre est irréaliste et aboutira non seulement à un complet cafouillage administratif mais immanquablement à la perte de données d’état civil.
Or, ces informations sont fondamentales pour nos concitoyens : rappelons que le contexte de la Révolution française qui crée l’état civil au sens moderne présente ce document comme un acte civique d’abord, qui doit être utile aux citoyens et dont la tenue des registres doit se faire par un élu municipal pour favoriser une relation de proximité avec l’administration. Il s’agit également d’une mission régalienne de l’État, qui assure, garantit même, à ses citoyens, sur la base d’un document certifié authentique et fiable, leur identité. Or c’est précisément ce caractère authentique et fiable que ce projet de loi remet en cause.
Déjà en 2012, le ministère de la Justice répondait à une question écrite du député Jean-Louis Masson et annonçait qu’une réflexion était en cours au sujet de la conservation des registres :
« Cette double conservation est justifiée pour des raisons de sécurité. Toutefois, si les officiers de l’état civil des communes ont l’obligation de mettre à jour les actes qu’ils détiennent par l’apposition des mentions en marge de ces actes, l’article 75 de la loi n°89-18 du 13 janvier 1989 portant diverses mesures d’ordre social a supprimé cette obligation pour les greffes, à l’exception de ceux des collectivités ultramarines. Pour autant, les greffes doivent conserver les avis de mentions adressés par les officiers de l’état civil. Conscient des difficultés rencontrées, le ministère de la Justice travaille, avec l’ensemble des départements ministériels concernés, à la définition des éléments techniques qui permettraient de dématérialiser les échanges des mentions marginales et de constituer une copie de sauvegarde de ces données. ». La réponse que propose ce projet de loi, c’est-à-dire la suppression des exemplaires détenus par les tribunaux de grande instance au profit d’une version électronique de l’état civil maintenue et gérée dans les communes, qui stockeraient ces informations à la mesure de leurs moyens, est illusoire.
Non seulement l’ensemble des 36 000 communes n’a pas un logiciel de gestion de l’état civil, et de fait ce projet de loi favoriserait le développement d’inégalités de traitement entre les territoires, où la responsabilité de la bonne tenue mais également de la conservation de ces données incomberaient uniquement aux communes, mais encore moins de communes ont à leur disposition un système d’archivage électronique seul légalement autorisé à assurer la conservation pérenne de nos données. Si, en effet, l’étude d’impact associée au projet de loi, évoque une simple sauvegarde informatique pour la gestion et la conservation de ces données, en précisant qu’un système d’archivage électronique serait trop lourd et trop coûteux à mettre en place pour les communes, comment en effet garantir que ces données n’ont pas été corrompues et ce de manière systématique ? Étant donné le peu de recul que nous avons sur la conservation des documents numériques dans le temps long, il est vraiment urgent d’attendre ! D’autant que cet exemplaire numérique n’aurait bien sûr pas de valeur authentique, ce qui reviendrait à faire du registre papier des communes l’unique exemplaire officiel : le risque de perte d’informations, limité lorsqu’il y a deux exemplaires authentiques au format papier, devient critique dès lors qu’il n’y a plus qu’un seul exemplaire, et que le second ne garantit aucunement qu’il ait été modifié avec l’aval de l’officier de l’état civil.
Les risques sont immenses, car l’administration perd un moyen d’assurer à ses citoyens qu’ils puissent faire preuve de leur existence et de leur identité à tout moment.
Le résultat inévitable sera que certaines mairies continueront d’envoyer un double au greffe du tribunal, d’autres ne le feront plus, et parmi celles-ci aucune ne pourra assurer une conservation pérenne de l’état civil avec les technologies actuellement disponibles, car il est obligatoire que ce document soit conservé pendant 75 ans dans toutes les mairies, alors que pour continuer de garantir l’authenticité, la fiabilité, l’intégrité et la lisibilité de l’état civil, il eût été plus simple, plus sécurisant et plus juste d’harmoniser les pratiques de gestion et de conservation de ce document sur l’ensemble du territoire, en assurant à toutes ces communes qu’elles auront les moyens adaptés pour gérer et communiquer ces registres.
La tenue en double du registre d’état civil, vieille de plusieurs siècles, se justifie encore et toujours par la nature de l’état civil, document constitutif de droits mais aussi et surtout garant de l’identité de chacun. Il n’est pas rare de rencontrer des registres d’état civil entièrement reconstitués à partir de la collection du greffe suite à un sinistre banal ou plus exceptionnel (inondation, tempête, incendie ou encore bombardement) survenu dans telle ou telle mairie. On se souvient d’ailleurs que l’état civil de Paris avait entièrement brûlé en 1871 ! Le citoyen accepterait-il de voir son inscription la plus essentielle dans la République sacrifiée au prétexte que cette double tenue de bon sens serait un trop grand boulet aux pieds d’une justice moderne ?