Au nom du droit à l’oubli, quel patrimoine pour l’Europe de demain ?
Pour éviter que de grands opérateurs privés du web (Google, Facebook etc.) puissent conserver et utiliser des données personnelles, la Commission européenne et le Parlement européen se préparent à adopter, pour le printemps 2013, une solution radicale : un règlement qui obligera tous les organismes publics et privés à détruire ou à anonymiser ces données une fois que le traitement pour lequel elles auront été collectées sera achevé, ou passé un court délai. La commission veut ainsi assurer aux Européens un droit à l’oubli qui garantirait le respect de leur vie privée.
Ce règlement portera sur les données personnelles sur toutes leurs formes, informatiques ou papier. Il s’appliquera immédiatement et s’imposera aux législations nationales déjà en place.
Vous avez fini vos études ? L’école ou l’université éliminera votre dossier. Vous avez vendu un bien immobilier ? Les services du cadastre détruiront les traces de votre propriété. Vous n’êtes plus employé par votre entreprise ? Celle-ci supprimera les informations vous concernant. A chacun de veiller sur ses propres données, ne comptez plus sur les services publics ou sur votre employeur !
S’il est évident que la réutilisation des informations personnelles à l’insu des citoyens et à des fins commerciales, qui est largement facilitée par les techniques informatiques, doit être combattue par tous les moyens, la destruction systématique de ces données ou leur anonymisation pour éviter des dérives revient en revanche à jeter le bébé avec l’eau du bain. Comme si, plutôt que de renforcer l’action des services d’archives qui assurent déjà une conservation sécurisée de notre patrimoine et l’accès à celui-ci dans des conditions respectueuses des libertés individuelles, l’Europe, pour notre bien, nous imposait une amnésie collective.
Le gouvernement français s’apprête à réagir sur ce dossier qui, pour l’instant, n’a pas attiré l’attention du grand public.
Pour sa part, l’Association des archivistes français, qui regroupe plus de 1600 professionnels des archives, souhaite rappeler quelques évidences et alerter sur les conséquences anti-démocratiques d’une telle réglementation.
– Les moyens technologiques actuels permettent de sécuriser la conservation et l’accès aux informations, de manière bien plus fiable que par le passé. Les « fuites », les pertes de données sont dues aux organismes qui négligent de mettre en place une bonne gouvernance de l’information, au détriment des citoyens eux-mêmes.
– « Sources d’informations fiables pour une gouvernance responsable et transparente, les archives jouent un rôle essentiel dans le développement des sociétés en contribuant à la constitution et à la sauvegarde de la mémoire individuelle et collective » (Déclaration universelle des archives, 2010 ).
– Collecter et conserver des données individuelles à des fins patrimoniales ou juridiques au delà des stricts besoins qui ont présidé à leur création, assurer aux citoyens l’accès à l’information tout en protégeant les éléments essentiels de leur vie privée est l’apanage des démocraties, qui disposent depuis longtemps de législations strictes dans ce domaine.
– Il est aberrant d’imposer les mêmes obligations drastiques aux organismes à visées commerciales qui conservent des données personnelles à seule fin de les monnayer, aux organisations privées dont la constitution d’un patrimoine historique est déjà partie intégrante de leur culture, et aux structures en charge de missions de service public.
– La commission européenne semble ignorer l’existence de services spécialisés dans la bonne gestion des documents et des données, services constitués d’experts, appliquant une déontologie stricte, et dont la responsabilité n’a jamais été remise en cause. Archivistes, gestionnaires de documents, ils sont en mesure d’organiser la collecte et la conservation parfaitement sécurisée des informations, qui en garantissent l’intégrité. Ils sont en mesure de réguler l’accès à ces données en fonction des droits de chacun, sous le contrôle du pouvoir judiciaire.
– L’Europe ne doit pas interdire la conservation des données, mais au contraire assurer leur protection et leur diffusion contrôlées. Elle doit garantir aux citoyens que les ressources techniques, financières et humaines nécessaires, incluant l’embauche de professionnels qualifiés, soient allouées à la gestion adéquate de ces données.
L’opinion s’est émue récemment du sort des manuscrits de Tombouctou ? De la même façon, elle doit réagir à la disparition programmée de sa propre mémoire, réponse trop rapide des législateurs européens pour contrer les visées, scandaleuses, de quelques sociétés.
Afin d’éviter une décision irréparable, nous demandons à la Commission européenne de suspendre l’adoption de ce règlement afin d’approfondir le débat et appelons tous les secteurs concernés, en France et dans les autres pays européens, à faire la même demande.