Ce numéro porte sur les initiatives de collecte et d’archivage des réactions populaires aux attentats terroristes ayant frappé la France et ses voisins européens ces dernières années.
À chaque attaque, fleurs, bougies, messages et peluches s’accumulent sur les lieux des attentats ou sur des places symboliques. Mais d’autres espaces et moyens d’expression coexistent, telles les fresques qui fleurissent sur les murs des villes endeuillées, tels les contenus postés sur les médias et réseaux sociaux, tels les livres de condoléances ouverts çà et là, tels les courriers adressés aux victimes, à leur entourage ou à l’institution visée par l’attentat.
La conservation de ces traces, matérielles ou numériques, suscite de nombreux questionnements. Afin de saisir les enjeux archivistiques mais aussi politiques de ces opérations de préservation, ce numéro réunit des archivistes, des journalistes et des chercheurs issus de différentes disciplines. Leurs contributions retracent le processus d’archivage de la prise de décision de la collecte à la valorisation. La mise en comparaison d’aires géographiques et de temporalités différentes permet d’identifier similitudes et divergences dans les pratiques et les approches.
Ce numéro de La Gazette des archives a été conjointement coordonné par Maëlle Bazin, doctorante et sémiologue au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (CARISM), et Marie Van Eeckenrode, chargée de cours à l’université catholique de Louvain et attachée scientifique aux Archives de l’État.
SOMMAIRE
– Préface. Archiver l’émotion, par Guillaume NAHON
– Introduction. L’archiviste et l’événement traumatique, par Maëlle BAZIN et Marie VAN EECKENRODE
Des collectes hors norme ? Décisions, initiatives, réactions
– Archiver Charlie : une introspection archivistique, par Cyril LONGIN
– La mémoire des attentats de 2015 : une collecte atypique des Archives municipales de Rennes, par Marie PENLAË
– The Charlie Archive at Harvard Library : archiver de loin, par Virginie GREENE, Lidia UZIEL et Luke HOLLIS
– Nice, 14 juillet 2016. Collecte des hommages déposés au kiosque à musique : les Archives sous tension, par Marion DUVIGNEAU
– Archiver l’éphémère après les attentats de Bruxelles : une réflexion théorique, par Frédéric BOQUET et Marie VAN EECKENRODE
– Le patrimoine nativement numérique des attentats en Europe : regards croisés, par Valérie SCHAFER
Du primat de l’écrit à la diversité des fonds : conservation, description, classement
– Panorama des courriers reçus à la rédaction de Charlie Hebdo à la suite des attentats de 2015, par Camille PETITBREUIL
– De l’hommage à l’affirmation identitaire : les registres de condoléances de la commémoration de la tuerie de l’Hyper Cacher, par Solveig HENNEBERT
– Mémoire manifeste : les témoignages toulousains des attentats de 2015, par Catherine BERNARD et Pierre GASTOU
– De la rue aux Archives de Paris : le traitement des hommages aux victimes des attentats de novembre 2015, par Audrey CESELLI et Mathilde PINTAULT
– Que suis-je ? « Je suis Charlie » et les témoignages des attentats de 2015 en question(s), par Laurence FAUQUET
La valorisation des fonds : communiquer, commémorer, sensibiliser
– Murs de mémoire, mémoire des murs, par Marie CHRISTIAN
– Les archives de Charlie Hebdo : vecteurs d’éducation aux médias et à la citoyenneté avec Dessinez Créez Liberté, par Agathe ANDRÉ et FÉLIX BOURGUIGNON
– Les archives comme matériaux commémoratifs, par Sarah GENSBURGER
RÉSUMÉS DES ARTICLES
– Préface. Archiver l’émotion, par Guillaume NAHON
– Introduction. L’archiviste et l’événement traumatique, par Maëlle BAZIN et Marie VAN EECKENRODE
Des collectes hors norme ? Décisions, initiatives, réactions
– Archiver Charlie : une introspection archivistique, par Cyril LONGIN
La collecte des messages laissés à la suite des attentats de Charlie a suscité un grand nombre de réactions au sein de la communauté archivistique comme en dehors. Avec le recul, l’absence relative de la profession questionne. À Saint-Étienne, la conservation est apparue comme une évidence dans la continuité des actions du service des archives mais également dans la longue tradition des pratiques archivistiques. Pour autant, le contexte et le processus de production ne correspondent pas aux collectes traditionnelles. Dès lors, la collecte a nécessité de réinterroger les pratiques professionnelles tout en questionnant la vision des archives et des archivistes dans la société.
– La mémoire des attentats de 2015 : une collecte atypique des Archives municipales de Rennes, par Marie PENLAË
Après les attentats de janvier et novembre 2015, des mémoriaux éphémères constitués de messages et d’objets ont été érigés à Rennes, place de la Mairie. En dépit de l’intérêt de ces témoignages, le contexte politique délicat rendait l’initiative de les collecter ni évidente ni aisée. Une fois la collecte confiée aux Archives municipales de Rennes, celles-ci ont mis en œuvre le tri et les mesures de conservation qui s’imposaient. Le contenu de ce corpus documentaire peut être éclairé par le contexte de production grâce à deux éléments. Le premier est l’enquête effectuée par l’archiviste auprès des producteurs, dont le questionnement peut s’appliquer à ce corpus documentaire pourtant constitué dans des conditions peu courantes au regard des fonds habituellement collectés. Le second élément est la dimension spatiale, qui apparaît comme un élément de contexte documentaire à part entière.
– The Charlie Archive at Harvard Library : archiver de loin, par Virginie GREENE, Lidia UZIEL et Luke HOLLIS
Cet article est une histoire à trois voix de la création, de la construction et du développement d’une archive inclassable. Si Charlie Archive at Harvard Library (CAHL) appartient à la catégorie des « grief archives » comme Our Marathon ou les archives Charlie de Rennes ou de Toulouse, elle s’est constituée à distance des lieux de l’événement traumatique. La communauté à laquelle elle donne une voix n’est ni nationale, ni locale, ni territoriale. Elle est en train de se constituer par dons, sollicitations et commentaires. Est-elle neutre ? Est-elle engagée politiquement et éthiquement ? Le débat (comme la collection) reste ouvert.
– Nice, 14 juillet 2016. Collecte des hommages déposés au kiosque à musique : les Archives sous tension, par Marion DUVIGNEAU
S’emparant très tôt de la question de l’hommage aux victimes de l’attentat du 14 juillet 2016 sur la promenade des Anglais, la Ville de Nice a réuni un « comité pour la mémoire des victimes du 14 juillet ». La collecte des hommages laissés au kiosque à musique du jardin Albert Ier par le service des Archives a été très médiatisée, mais laisse à l’archiviste des regrets : collecte trop tardive, non sélective, conservation très coûteuse, difficile valorisation dans un contexte polémique. Hasard du destin, l’attentat a eu lieu au beau milieu du cycle de commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, et cette collecte renvoie à l’archiviste la question de son utilité sociale et de son rôle dans les commémorations nationales et municipales.
– Archiver l’éphémère après les attentats de Bruxelles : une réflexion théorique, par Frédéric BOQUET et Marie VAN EECKENRODE
La collecte des archives éphémères, telles que les témoignages déposés sur les mémoriaux éphémères après les attentats de Bruxelles, invite l’archiviste à en explorer le cadre théorique. Le présent article propose des pistes pour une définition du document éphémère et pointe quelques-uns des enjeux principaux de sa collecte et de son évaluation. Que veut-on « archiver », comment l’évaluer et quand intervenir ? En d’autres mots, comment résoudre le paradoxe des documents éphémères, ici les « témoignages post-attentat », qui par leur nature même ne sont pas destinés à être conservés ? Il apparaît indispensable de comprendre la dynamique qui préside à la formation de ces ensembles documentaires, sans producteur identifiable mais dotés d’une cohérence forte.
– Le patrimoine nativement numérique des attentats en Europe : regards croisés, par Valérie SCHAFER
La Bibliothèque nationale de France et l’Institut national de l’audiovisuel ont mené d’importantes collectes d’urgence du Web et de Twitter lors des attentats de janvier puis de novembre 2015 (poursuivies en 2016, notamment au moment des événements de Nice). La conservation du patrimoine nativement numérique des attentats a été aussi au cœur de la réflexion d’autres acteurs, individuels ou institutionnels, européens ou nord-américains, à la même période et parfois en amont. Ces extraits d’entretiens oraux menés avec plusieurs d’entre eux livrent leurs regards sur les motivations, réussites, contraintes, mais aussi limites de ces archivages, confrontés au flux, au temps réel, à des données pléthoriques. Ils éclairent des enjeux de mémoire, de conservation, mais aussi d’accessibilité et d’exploitation de ces données par les chercheurs.
Du primat de l’écrit à la diversité des fonds : conservation, description, classement
– Panorama des courriers reçus à la rédaction de Charlie Hebdo à la suite des attentats de 2015, par Camille PETITBREUIL
Du 7 janvier 2015 jusqu’à aujourd’hui, en 2018, des milliers de courriers sont arrivés à la rédaction de Charlie Hebdo en réaction aux attaques terroristes. Ils témoignent d’une mobilisation massive de la population en France, mais aussi à l’étranger, et de l’hétérogénéité des réponses apportées à de tels événements traumatisants. Cet article retrace les conditions de réception, de traitement et de classement de ces courriers, tout en décrivant par thèmes ce fonds riche de plus de 56 000 à 70 000 documents et objets. Ces courriers témoignent de la diversité des points de vue sur ces attentats, et dessinent également, en creux, le portrait multiple de ce que peut représenter Charlie Hebdo dans l’imaginaire collectif.
– De l’hommage à l’affirmation identitaire : les registres de condoléances de la commémoration de la tuerie de l’Hyper Cacher, par Solveig HENNEBERT
À partir de l’analyse des registres de condoléances laissés à disposition lors de la seconde commémoration de l’attentat de l’Hyper Cacher, le 9 janvier 2017, cet article se propose d’analyser les expressions identitaires des scripteurs. Au-delà des messages de condoléances, nous observons une solidarité envers les victimes et leurs familles par l’identité juive. L’article s’intéresse particulièrement aux formes que prend l’expression de cette identification en tant que juifs.
– Mémoire manifeste : les témoignages toulousains des attentats de 2015, par Catherine BERNARD et Pierre GASTOU
Les attentats qui ont touché la France en janvier et en novembre 2015 ont fortement marqué les esprits. À la suite de ces événements, de nombreux Toulousains se sont retrouvés sur la place du Capitole et ont commencé à déposer des témoignages sur la façade de l’hôtel de ville. Les Archives de Toulouse, comme d’autres services publics, n’ont pas un instant envisagé de laisser disparaître ces ensembles documentaires. C’est là qu’un long chemin de questionnements s’est ouvert devant nous sur la manière de formaliser la collecte, de faire les choix de cotation et de traitement documentaire, dans le but de restituer à la population cette mémoire collective et individuelle. Nous avons décidé de regarder l’ensemble des témoignages comme des articles d’archives, d’origines privées, et comportant une singularité. Ce choix s’inscrit dans la continuité de ce geste citoyen, pour relayer cet hommage collectif de la population aux victimes des attentats. Si le contexte de cette collecte hors norme a remis en cause nos habitudes, il nous a incités à interroger nos pratiques quotidiennes et les règles archivistiques.
– De la rue aux Archives de Paris : le traitement des hommages aux victimes des attentats de novembre 2015, par Audrey CESELLI et Mathilde PINTAULT
Après les attentats parisiens de novembre 2015, les Archives de Paris sont intervenues sur les sites des attaques afin de sauvegarder les documents qui y avaient été déposés. De la collecte à la mise en ligne des documents numérisés, dix-huit mois se sont écoulés, pendant lesquels les archivistes en charge du projet ont été amenés à mettre en place une méthodologie adaptée à ce fonds singulier. L’accès et la diffusion des documents au plus grand nombre ont été le fil conducteur de ce projet. À ce jour, plusieurs milliers d’hommages sont disponibles en ligne, sur le site Internet des Archives de Paris, et peuvent faire l’objet de recherches fines grâce à leur indexation.
– Que suis-je ? « Je suis Charlie » et les témoignages des attentats de 2015 en question(s), par Laurence FAUQUET
Les collectes des témoignages des attentats de janvier et novembre 2015 en France ont soulevé plusieurs questions d’ordre archivistique et juridique. Quel statut en effet accorder à ces fonds de témoignages, à mi-chemin entre archives publiques et archives privées ? Peut-on vraiment parler de fonds à leur sujet ? Et qu’en est-il de leur nature ? Enfin, comment communiquer et valoriser ces derniers dans le respect du droit d’auteur, des droits à l’image et de la vie privée ? Autant de questions qui vont nous intéresser.
La valorisation des fonds : communiquer, commémorer, sensibiliser
– Murs de mémoire, mémoire des murs, par Marie CHRISTIAN
C’est dans les premières heures après le massacre de Charlie Hebdo que commence ma collecte photographique de ce que graffeurs, street artistes et anonymes peignaient et écrivaient sur les murs de Paris. La décision d’en faire un livre fut rapide. En rassemblant plus de 400 documents, nous avons pu garder mémoire de cette expression éphémère dont l’essentiel a disparu aujourd’hui et voir se détacher quelques grands thèmes. Nous avons poursuivi cette collecte après les attentats de novembre et vu comment avait évolué cette thématique.
– Les archives de Charlie Hebdo : vecteurs d’éducation aux médias et à la citoyenneté avec Dessinez Créez Liberté, par Agathe ANDRÉ et Félix BOURGUIGNON
L’association Dessinez Créez Liberté est née de la volonté de valoriser les milliers de dessins adressés, dans un immense élan de fraternité et de solidarité, à la rédaction de Charlie Hebdo après les attentats de janvier 2015. Ces archives servent désormais de supports pédagogiques pour dialoguer avec la jeunesse et sont devenues des outils d’éducation aux médias et à la citoyenneté.
– Les archives comme matériaux commémoratifs, par Sarah GENSBURGER
Ce texte sociologique s’intéresse aux usages sociaux et au devenir commémoratif et patrimonial des mots, objets et photographies collectés par les Archives de Paris sur les lieux des attentats du 13 novembre 2015 au cours de la période 2015-2016. Cet article mobilise des méthodes ethnographiques pour poser les bases d’un chantier de recherche sur le futur de ces traces d’un passé récent. Il s’inscrit dans une enquête originale conduite par l’auteur, Sarah Gensburger, sociologue de la mémoire et habitante du 11e arrondissement, qui a tenu des chroniques sociologiques régulières de l’apparition, dans l’espace public du bas de chez elle, de ce qu’il est désormais convenu d’appeler des « hommages aux victimes ».