Les services publics d’archives français sont sollicités par des opérateurs privés qui veulent réutiliser, sur leurs sites internet payants, les informations nominatives contenues dans les documents d’archives publiques et surtout les vues numériques de ces documents. Ces services, qui ont pour mission de collecter les archives auprès des administrations, de les inventorier et de les restituer au citoyen dans un cadre légal, communiquent en effet, sur place et sur leurs sites internet, des archives numérisées intéressant la généalogie issues de massives campagnes de numérisation. Grâce à l’investissement financier et humain des conseils généraux et de l’État, une soixantaine de départements propose aujourd’hui en ligne chacun en moyenne 1,5 million de pages numérisées et plus de 90% d’entre eux le font gratuitement, dans une perspective de démocratisation culturelle. Il s’agit d’images fixes, non indexées, selon les recommandations de la Commission nationale Informatique et Libertés, et sans possibilité de croisement des données, mais permettant la consultation et la recherche.
Une société de généalogie commerciale vient de mettre en demeure les Départements de lui fournir les fichiers numériques des recensements de population, des registres paroissiaux et d’état civil et des registres matricules militaires, des origines jusqu’aux années 1930, et les a avertis, par courrier, que sa demande s’élargirait à tous les documents nominatifs à fort contenu généalogique potentiel : registres d’écrou des prisons, listes électorales, listes d’étrangers et de réfugiés des XIXe et XXe siècles ; cartes d’ancien combattant 1914-1918 avec photographie ; cartes d’identité de 1940, avec photographie ; registres d’entrée des hôpitaux, notamment psychiatriques ; fichiers de camps d’internement et de déportation liés à la guerre 1939-1945, fichiers juifs …
Le projet affiché par cette société est de constituer la plus grande base nominative jamais réalisée sur l’ensemble de la population française jusqu’au début du XXe siècle, comportant plusieurs centaines de millions de données, indexées (patronymes et autres informations disponibles) et reliées aux images correspondantes, sous des aspects qui touchent non seulement l’identité, mais aussi le domaine médical, pénal, fiscal, judiciaire... Pour les seuls actes d’état civil, cette base concernerait plus d’un milliard d’individus, dont des personnes évidemment encore vivantes. Sur la base de documents certes communicables de plein droit au regard de la loi, ce projet, par sa couverture géographique nationale et par ses caractéristiques technologiques (indexation patronymique systématique, rapprochement des données, entrecroisement de fichiers), aboutit à ficher toute la population française, en exploitant des données nominatives d’un grand poids juridique.
Si la concentration des données publiques nominatives et leur indexation sont autorisées, il sera possible à terme, en payant un abonnement et à partir d’un nom tapé dans un moteur de recherche, de connaître les personnes ayant porté ou portant encore ce nom et ayant connu, soit elles-mêmes, soit leurs ascendants directs, des ennuis judiciaires, des maladies mentales, des parcours sociaux ou politiques pouvant leur être opposés… Le profil familial d’un citoyen pourra ainsi être reconstitué et rendu accessible à tous dans toutes ses facettes (renseignements médicaux, données liées à la sexualité, instabilités matrimoniales, internements psychiatriques, incarcérations, positions militaires…). Qu’en fera un employeur sollicité par un candidat à un emploi ? Qu’en fera un banquier ou un assureur face à la demande de prêt immobilier d’un particulier ? Qu’en fera un individu tenté par l’usurpation d’identité ? Un jaloux, un rival évincé ?
Les collectivités territoriales refusent de porter la responsabilité d’un transfert des données nominatives sensibles dont elles sont responsables à des sociétés privées qui en feront un usage incontrôlé et susceptible de tous les détournements, de façon volontaire ou non (la revente à des organismes tiers des données collectées est explicitement envisagée par ces sociétés privées). Aussi certaines d’entre elles ont-elles déjà saisi la Commission nationale Informatique et Libertés et la Commission d’accès aux documents administratifs.
Comment faire abstraction du risque direct de concentration, à visée commerciale ou sécuritaire, par un ou plusieurs opérateurs privés de milliards de données publiques nominatives, croisées, interconnectées et indexées ? Comment garantir le respect des principes de protection de l’individu attachés au droit français, si tel opérateur choisissait ou se voyait contraint, du fait de son rachat par une société étrangère par exemple, de céder à un tiers les vues numériques acquises et toute la base de données associée ? Comment prémunir, enfin, ces données publiques, individuelles et sensibles de la constitution de profils d’internautes par des opérateurs privés, qui profiteraient d’activités généalogiques, d’achats en ligne ou de participations aux forums qu’ils proposent sur leurs sites, à des fins de marketing, de commerce électronique ciblé ou de profilage sécuritaire ?
L’évolution des technologies de l’information et de la communication éclaire d’un jour nouveau les demandes de réutilisation de certaines données nominatives et a fait naître un risque évident d’atteinte aux libertés individuelles. Elle rend aujourd’hui possible des usages non conformes à la volonté du législateur.
Mobilisée par l’enjeu éthique de ces demandes, l’Association des archivistes français vient de saisir le ministère de la Culture et de la Communication, la Commission d’accès aux documents administratifs et la Commission nationale Informatique et Libertés. Elle veut voir affirmée la portée de l’exception culturelle au champ des archives publiques et faire prévaloir, au nom de l’intérêt général, face aux textes encadrant la réutilisation des données publiques, des limites légitimes à la réutilisation des données à caractère personnel, sensibles par leur contenu ou par leur agglomération. Il en va de l’application d’une politique sur les archives démocratique, équitable et cohérente à l’échelle du territoire national.
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